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25 janvier 2015 7 25 /01 /janvier /2015 17:46
Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.

Joris Hoefnagel : Allégorie de la Vie et de la Mort (1598).

Voir dans ce blog sur Hoefnagel :

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Image :

http://en.wikipedia.org/wiki/Joris_Hoefnagel#mediaviewer/File:Joris_and_Jacob_Hoefnagel_-_Allegory_on_Life_and_Death.jpg

Ce dessin peint sur vélin à l'aquarelle et à la gouache et rehaussé à la feuille d'or mesure 17 x 24 cm. Il a été légué en 1993-1997 par Rosi Schilling au British Museum avec 110 autres dessins de la collection d' Edmund Schilling (1888-1974), ancien conservateur du Städelsches Kunstinstitut de Francfort, qui a émigré en Angleterre en 1937 après la montée du nazisme. Il était l'un des rares spécialistes reconnus dans ce pays sur l'art graphique allemand, et a réuni sa collection dans les années 1940 et 1950 à Londres à un moment où les dessins du Nord étaient démodés et pouvaient être achetés à relativement bon marché. Sa collection comprend des dessins de grands artistes comme Hans Baldung et Lucas Cranach.

Au centre d'un ovale est peint un enfant blond au regard espiègle (un putto dépourvu d'ailes, allégorie de l'Amour ou Éros) assis sur la racine d'un arbre. Derrière lui, un buisson aux fleurs violettes, et en arrière-plan un paysage champêtre ou plutôt montagneux avec deux pins. La définition de l'image ne permets pas de savoir si la tache jaune n'est pas, par hasard, une ruche surmontée d'abeilles. Le petit polisson gouailleur tient un sablier et un crâne. Deux cartouches bleus à fond noir portent les inscriptions "Pragae AO 1598 / Joris Hoefnagel ft". L'inscription et le fond noir ont été restaurés et rehaussés à une date ultérieure.

Après avoir examiné les planches du manuscrit Ignis, où les insectes étaient peints par Joris Hoefnagel au centre d'un ovale doré qui se détachait sur le vélin vierge et était surmonté d'une inscription à valeur épigrammatique, on constate ici l'inversion de cette présentation, avec un motif allégorique au centre, alors que les animaux et les fleurs occupent l'extérieur, renouant avec la pratique des Livres d'Heures aux insectes en position marginale. Ici, le motif central, sorte de rébus dont la traduction est immédiate, dialogue avec l'entourage naturaliste qui lui sert de commentaire.

L'allégorie est en effet évidente : le temps qui passe (sablier) se rit de la fraîcheur de la Vie et annonce le triomphe de la Mort (crâne), et Éros tout en nous entraînant dans les envoûtements de l'amour nous rappelle le caractère éphémère de ces charmes. Les roses, qui fanent si vite, et les insectes, dont nous abrégeons l'existence d'un pied insouciant, d'un geste de la main, sont les raccourcis de notre dramatique destin. Précisément, un Éphémère, insecte qui ne vit sous sa forme adulte que pour s'accoupler puis mourir aussitôt, est placé en pense-bête dans le coin supérieur gauche. Hoefnagel est le premier artiste à représenter les Ephemeroptera mais il le fait avec une insistance significative ; dans son manuscrit Mira calligraphia, ils sont présents dans l'Alphabet dès la lettre A, seuls insectes encadrant l'inscription Alpha et Omega, principium et finis ergo sum. Mais ils se retrouvent comme un leitmotiv d'une œuvre sous-tendue par cette conscience de la vanité et de la brièveté de la vie.

C'est la permanence de ce thème du Temps qui, comme chez Proust, rend chaque création d'Hoefnagel passionnante comme une nouvelle façon originale de répéter le même message, comme la "petite phrase" de Vinteuil qu'il nous plait de retrouver sous une nouvelle forme.

Or, dans cette Allégorie, il est vraiment amusant de voir comment l'artiste a mis en scène la Vie et la Mort avec, au devant de la scène, deux animaux, une grenouille et une souris, théâtralement endormis à coté d'une rose déjà jetée à terre avant même d'être éclose. La mort de la Diva au dernier acte.... Bien-sûr, nous voudrions bien savoir ce qui est écrit sur le cartellino de droite, mais justement l'écriture de ce qui fut peut-être un billet d'amour en est effacée, et ses bords s'enroulent sur eux-mêmes pour imiter les pétales torsadés.

Dans le registre inférieur, nous découvrons encore la "Bête à Bon Dieu", la coccinelle Coccinella septempuncata, bien vivante pour parcourir la toile. C'est l'occasion de remarquer que l'ombre de chaque fleur et chaque animal de cette partie basse a été peinte, sans vraiment vouloir créer une illusion de réalité, mais pour souligner le contraste entre l'être et son double sombre. Justement, le scorpion noir — sinistre— fait revenir en mémoire la planche VII d'Ignis, où il symbolisait la Mort face à un Lucane Cerf-volant symbolisant la Résurrection. Et l'adage d'Erasme, inscrit au dessus du même Lucane sur la planche V, disait SCARABEA UMBRA , "Ombre de Scarabée", une façon de se moquer des peurs injustifiées et de déjouer, par la confiance en la Résurrection, la peur de la Mort.

Une fois encore (mais nous le comprenons un peu mieux à chaque fois), ce vocabulaire artistique mêlant sans cesse les mêmes cartes, les mêmes inscriptions, les mêmes insectes, les mêmes roses, n'a pas de fonction ornementale, mais une fonction méditative. Cette peinture riante aux teintes dominantes roses, mauves et jaunes en périphérie, bleu et vert au centre n'a pas la sévérité macérée des Vanités et Mélancolies, des Madeleines repenties aux chaires livides et des bougies fumantes dans un clair-obscur, et le putto place ce memento mori dans une ambiance bon enfant.

Intéressons-nous maintenant à la structure qui dynamise et cloisonne ce dessin, chaque motif (animal ou floral) se détachant comme une broderie dans les loges d'un réseau : au cadre (fictif) est fixé sept organeaux de (faux) laiton, dont deux reçoivent les tiges de roses, quatre supportent la tringle terminée en crosse des cartouches ; l'ovale s'accrochent à l'anneau central. Cet appareil est renforcé par deux patères dont la forme contournée inscrit son élégante et acrobatique calligraphie au prétexte de mieux fixer l'ovale. Celui-ci (est-ce involontaire ?) ressemble fort à un miroir, pour ne pas dire une Psyché (le terme désigne en grec l'âme, et le papillon) grâce à double jonc resserrant dans sa rainure une théorie de perles. Encore celles-ci ne font pas au hasard, mais par groupe de six, des boules dorées séparant chaque sizaine de la suivante. Bien fait, non ?

Là encore, l'amateur s'offre le plaisir de la réminiscence, celle de la référence artistique, car ces patères, des tiges de roses en trompe-l'œil abondent dans Mira calligraphiae et dans Archetypa studiaque. Mais cette quincaillerie, élément matériel inerte, se prolonge habilement par du Vif : un entrelacs discontinu court à travers la surface blanche, faite de tiges épineuses, de chenilles également épineuses jouant de l'effet de confusion, de contours de sépales et de pétales, de l'arc de la queue de la souris grise, de la parenthèse de l'abdomen d'un agrion ou de la cambrure d'une éphémère.

La souris morte figure sur la Planche II-8 de l'Archetypa studiaque de Jacob Hoefnagel (1592) et la grenouille étendue sur le dos à la planche II-5

Il faut maintenant (c'est exactement ce que Joris attend par ce piège posé pour nous depuis cinq cent ans) chercher la petite bête.

Inventaire entomologique (au risque de passer pour une andouille).

Dans ce quart inférieur gauche, nous trouvons :

  • une grenouille : Rana temporaria :ce n'est pas un insecte, passons.
  • un scorpion, idem.
  • Coccinella septempunctata, la Coccinelle à sept points, la plus commune.
  • Deux chrysalides de Pieridae (par exemple celle de la Piéride du Chou Pieris brassicae)
Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.
Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.

Dans ce quart inférieur droit se trouve :

  • Une souris grise Mus musculus (Muridae, Mammifère, n'est pas un insecte)
  • Une rose
  • Un coléoptère
  • Une "Mouche" : je propose Chrysops relictus, un Taon (Tabanidae)
  • Une chenille ?
  • Un papillon ressemblant à Pyrale du maïs Ostrinia nubialis (Hubner).
Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.

Dans ce quart supérieur droit :

  • le Tabanidae déjà vu
  • Un Agrion ou Demoiselle.
  • Un autre Diptère (Symphyte ?)
  • Une Éphémère
  • Un Papillon de jour : Lycaenidae. Si la petite queue n'est pas fortuite, risquons Everes argiade.

Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.

Nous trouvons ici rassemblés :

  • Une chenille noire et épineuse d'un papillon Nymphalidae Nymphalinae du type de celle d'Aglais io ("Petite Tortue"
  • Un papillon de nuit, Abraxas grossulariata, la Zérène du groseillier.
  • Une Éphémère plus petite qu'à droite,
  • Un escargot.

Mon expertise entomologique est assez décevante, je n'ai pas réussi à identifier beaucoup de monde. Passons à autre chose.

Si je me suis intéressé à ce dessin, c'est après l'avoir vu présenté et reproduit sous le titre "Amor Lethaos" dans l'édition de l'Archetypae de J. et J. Hoefnagel 1994 par Théa Vignau-Willberg. Or, j'ignore ce qui motive ce titre, qui n'est indiqué ni sur le dessin, ni par le British Museum. C'est par contre celui, dûment inscrit en titre, d'une peinture de Jacob Hoefnagel datant de 1612, mais qui me laisse assez indifférent.

Joris Hoefnagel, Amor Lethaos, 1598.

Pourtant, le titre Amor Lethaos appliqué par T. Vignau-Willberg à cette peinture de Joris Hoefnagel me séduit, car il lui apporte une signification supplémentaire. Ces deux mots, que l'on trouve plutôt sous la forme Amor Lethaeus, renvoient à un poème d'Ovide, "Les Remèdes de l'amour" , Remedia amoris.

On sait que dans la mythologie grecque, Léthé (en grec ancien Λήθη / Lếthê, « oubli »), fille d’Éris (la Discorde), est la personnification de l'Oubli. Elle est souvent confondue avec le fleuve Léthé, un des cinq fleuves des Enfers, parfois nommé « fleuve de l'Oubli » qui coule avec lenteur et silence. Or, Ovide écrit ceci :

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ovide_remede/ligne05.cfm?numligne=56&mot=Lethaeus

[550] Inposuit templo nomina celsus Eryx:
Est illic Lethaeus Amor, qui pectora sanat,
Inque suas gelidam lampadas addit aquam.
Illic et iuuenes uotis obliuia poscunt,
Et siqua est duro capta puella uiro.
555 Is mihi sic dixit (dubito, uerusne Cupido,
An somnus fuerit: sed puto, somnus erat)
'O qui sollicitos modo das, modo demis amo
res,
Adice praeceptis hoc quoque, Naso, tuis.
Ad mala quisque animum referat sua, ponet amorem;

"[550] un temple vénéré auquel le mont Éryx a donné son nom ; là règne un dieu, l'Amour oublieux, qui guérit les coeurs malades, en plongeant sa torche ardente dans les eaux glacées du Léthé. Les amants malheureux, les jeunes filles éprises d'un objet insensible, viennent lui demander l'oubli de leurs peines ; ce dieu, était-ce bien lui en effet, ou plutôt l'illusion d'un songe ? je crois que c'était un songe ; ce dieu me parla ainsi : "O toi, qui tour à tour allumes et éteins les flammes d'un amour inquiet, Ovide, ajoute à tes conseils ceux que je t'adresse : que chacun se retrace le triste tableau de ses malheurs, et il cessera d'aimer."

Cet Amour réparateur qui éteint par l'Oubli les feux qu'il a allumé, c'est celui de Swann envers Odette, c'est celui de Marcel envers Gilberte, il est au cœur de A la Recherche du temps perdu. Il me convient tout à fait qu'il ait les traits du putto de l'Allégorie de Hoefnagel, et que cette Allégorie de la Vie et de la Mort ne soit pas celle, digne de l'Ecclésiaste ou de Bossuet, d'un Discours sur la Mort, mais celle, réconfortante, des cycles de naissance et de mort de nos passions et des capacités thérapeutiques d'Amor Lethaeus. Cette souris n'est pas morte, elle s'est paisiblement assoupie, cette grenouille va se redresser lorsque le rideau sera tombé et viendra saluer, ces chrysalides vont devenir papillon, les amours passés en généreront d'autres, pourvu que nous ne nous laissions pas détruire par le chagrin de la perte de ce qui a été. Les roses d'aujourd'hui laissent la place aux roses de demain, pourvu que nous entendions l'Adage que Hoefnagel avait inscrit sur la Planche XXIV d'Ignis :

Rosam quae praeterierit, ne quaeras iterum

"Ne demandes pas à la rose fanée de fleurir à nouveau".

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Published by jean-yves cordier

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  • : Le blog de jean-yves cordier
  • : 1) Une étude détaillée des monuments et œuvres artistiques et culturels, en Bretagne particulièrement, par le biais de mes photographies. Je privilégie les vitraux et la statuaire. 2) Une étude des noms de papillons et libellules (Zoonymie) observés en Bretagne.
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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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