Le jubé (vers 1560) de l'église Saint-Yves de La Roche-Maurice III. Les retables aux licornes. Sainte Marguerite, sainte Anne éducatrice et la virginité.
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1. Voir sur ce jubé :
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2. Voir sur cette église :
- Dernières images du Christ : le vitrail de la Passion à La Roche-Maurice (29).
- La maîtresse-vitre de l'église Saint-Yves de La Roche-Maurice. La Passion de 1539.
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La tribune du jubé de La Roche-Maurice est encadré par deux niches ou retables dont le cadre est encastré sur la face ouest de chaque pilier. Un de ces retables renferme une statue de sainte Marguerite sortant de son dragon, et l'autre de sainte Anne éducatrice, c'est à dire apprenant à la Vierge Marie (sa fille) à lire.
Les licornes affrontées de leur dais ne sont pas décoratives. Elles rendent hommage à la virginité des trois femmes et en souligne l'importance.
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LE RETABLE DE GAUCHE : SAINTE MARGUERITE D'ANTIOCHE ISSANT DU DRAGON.
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Le groupe sculpté en ronde-bosse qui s'adosse sur le pilier nord est de facture médiévale et montre la sainte sortant (on dit "issant") du dos du dragon qui l'a avalé et qui a encore entre les dents l'extrémité de la robe rouge : c'est dire qu'elle n'a pas perdu son temps pour invoquer Dieu, se saisir du crucifix qui ne l'a quitte jamais (ou se contenter de tracer un signe de la croix), et taillader le ventre de la bête vers l'extérieur.
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Mais, après tout, qu'allait-elle faire dans cette galère ? Lui était-il arrivé la même mésaventure que Jonas avalé par une baleine ?
Pas du tout. Refusant de céder aux avances du méchant préfet Olybrius pour mieux offrir sa virginité au Christ, et refusant en outre d'abjurer sa foi, elle se retrouva en prison :
" Pendant qu'elle était dans son cachot, elle pria le Seigneur de lui montrer, sous une forme visible, l'ennemi qui combattait avec elle ; et voici qu'un dragon effroyable lui apparut; comme il s'élançait pour la dévorer, elle fit un signe de croix et le monstre s'évanouit; ou bien, d'après ce qu'on lit ailleurs, ouvrant la gueule sur sa tête et étendant la langue sur son talon, il l'avala dans l'instant ; mais pendant qu'il voulait l'absorber, elle se munit du signe de la croix, et par la vertu de la croix le dragon se fendit, et la vierge sortit saine et sauve. Mais ce qu'on rapporte du dragon qui la dévora et se fendit est regardé comme apocryphe et de peu de valeur." (Légende dorée)
Ou encore, dans la traduction de Teodor de Wyzewa (1910) :"Et voici que lui apparut un dragon hideux qui voulut se jeter sur elle pour la dévorer. Mais elle fit le signe de la croix, et le dragon disparut. Ou encore comme l'affirme une légende, le monstre la saisit par la tête et l'introduisit dans sa bouche; et c est alors qu'elle fit un signe de croix par la vertu duquel le dragon creva, et la vierge sortit de son corps sans avoir aucun mal."
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k202210w/f369.item
La Légende relate des événements bien plus véridiques et plus croustillants encore, lorsque l'Olybrius la dénude, la fait suspendre à un chevalet et la brûle avec des torches ardentes, qui la laisse de marbre, ou la frappe par les verges puis la déchire par des peignes de fer jusqu’à ce que ses os fussent dénudés. Ou lorsqu'il la plonge dans un baquet d'eau, et que la terre tremble et que le bassin éclate. Elle finit par être décapitée, car comme pour Catherine, l'épée est l'argument indiscutable. Mais avant de mourir, Marguerite demande au Ciel une dernière faveur, celle que toute femme en couche en danger qui l'invoquerait mettrait au monde un enfant indemne.
Elle est donc invoquée par les femmes en couche, pour les dangers de la délivrance.
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Le plafond à caissons et toupies est le même que celui de la tribune. Les jambes de force sont deux "lions" appuyés sur des consoles en volutes ; celui de droite a un visage humain.
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Malgré tout l'intérêt que je porte à sainte Marguerite, c'est le dais qui la surplombe qui retient mon attention. Et cela pour deux raisons (au moins). La première raison, dont je me débarrasse, est la présence de deux indices du style Renaissance bellifontain (de l'École de Fontainebleau vers 1530) : les cartouches en cuir découpés à retournement (qu'on retrouvera abondamment ensuite au château de Kerjean vers 1580) et le masque féminin à linge noué et collerette. Je ne m'attarde pas, puisque ce style a déjà fait l'objet de l'étude du chancel, en deuxième partie.
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La seconde, et plus savoureuse raison tient à la surprise de découvrir ici deux licornes affrontées. Certes, cet animal n'est pas absolument rare dans le décor sculpté de Bretagne, mais il s'y trouve réservé dans ce monde intermédiaire des sablières.
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Les sablières (1506-1508) de la nef centrale de l'église Notre-Dame de Grâces (22). Combat d'une licorne et d'un chien.
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L'église de Guengat II : Statues, sablières et inscriptions. Deux licornes s'affrontent autour d'un arbuste.
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Les sablières de l'église de Bodilis. II. S5. L'attelage fantastique du coté sud. (1567-1576) Un cheval tirant un attelage possède une unicorne. Ce serait une erreur de copie de la scène homologue de la sablière de Pleyben, où l'oreille du cheval passe facilement pour une corne.
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Les sablières, les blochets et les statues de l'église de Le Tréhou. I.
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Ces licornes, quasi identiques sur les deux retables, tiennent dans leur pattes antérieures un cartouche en cuir découpé à enroulement, seulement orné au centre d'un ovale blanc. Cet "œuf clair" symbolise-t-il la virginité ?
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Entre leurs cornes, elles tiennent un objet dans lequel on distingue facilement un cercle blanc inclut dans des oves. Ce cercle est traversé par les tiges vertes de deux bouquets de rose (ou deux branches chargées de pommes), qui forment un nœud au centre, puis une boucle en fer à cheval au dessus.
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La licorne est associée à l'idée de virginité depuis que s'est développé la tradition affirmant que, pour la chasser, il fallait l'attirer en disposant, assise dans un bois ou un jardin, une jeune fille vierge, dont l'odeur la séduit.
J'ai développé ces points, d'ailleurs bien connus, ici
- Le vitrail de l'Arbre de Jessé de la cathédrale de Sens : la Vierge et la Licorne (v. 1502)
- L'Annonciation à la Licorne de Martin Schongauer (v.1480)
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Dés lors, nous pouvons voir dans ces animaux, et leur bouquet, un hommage à la virginité de sainte Marguerite, dont le nom de Margarita, "perle" est en soi une affirmation de pureté, et de blancheur immaculée.
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Les marques d'imprimeur : un modèle possible ?
Nous retrouvons cet emblème dans la marques d'imprimeur de Thielman Kerver,, puis de son épouse Yolande Bonhomme, puis de leur fils Jacques Kerver, puis de son successeur Claude Chapellet.
Nous aurions, à La Roche-Maurice, une synthèse de la marque de Thielman Kerver et de celle de Claude Chappelet.
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L'université de Poitiers (La licorne dans les marques d'imprimeur) en donne les descriptions suivantes :
—Thielman Kerver imprimeur-libraire à Paris de 1497 à 1522.
« Cette marque a la forme courante des premières marques parisiennes du XVIe siècle dans lesquelles deux animaux, en position de supports héraldiques, tiennent un écusson accroché à un arbre, porteur du chiffre et des initiales de l’imprimeur. L’héritage du Moyen Âge est encore perceptible dans le décor rappelant les miniatures enluminées et dans la représentation de la licorne qui tient plus de la chèvre (forme sous laquelle elle était plutôt représentée dans les bestiaires médiévaux) que du cheval. Dans les marques des successeurs, Jacques Kerver et Claude Chappelet, la licorne, assise seule, prend une allure chevaline. »
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—Yolande Bonhomme imprimeur-libraire à Paris de 1522 à 1557.
« Fille de Pasquier Bohomme et épouse de Thielman Kerver dont elle prend la succession à sa mort. Les licornes, tels deux supports héraldiques, sont héritées de la marque de Thielman Kerver, mais dans l’écusson le chiffre et les initiales du défunt époux ont été remplacés par les instruments de la Passion, désignés par la devise « Redemptoris mundi arma ». C’est donc le Sauveur que symbolise ici la licorne, comme la légende de la chasse et de la capture de la licorne symbolise également la Passion du Christ. ».
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—Claude Chappelet libraire à Paris de 1568 à 1648.
« Il succéda à Jacques Kerver (fils de Thielmann Kerver) dont il reprend la marque à la licorne sans même en avoir modifié les initiales. »
Ici un ouvrage de 1617. Voir aussi un ouvrage de 1588, et un autre de 1604.
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Un peu plus tard (et peut-être un peu trop tard pour servir de modèle au fronton de La Roche-Maurice), il faut s'intéresser à la marque de Johann Kinckius, imprimeur-libraire à Cologne de 1605 à 1656, car la référence à la virginité, et à l'Immaculée Conception, y est explicite. La marque est en effet présente sur la Defensio pro immaculata deiparae virginis conceptione de Ferdinand Chirino de Salazar, publiée à Cologne par Johann Kinchius en 1622 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, M 7868).
"La licorne, sauvage, puissante, était réputée invincible et impossible à capturer vivante. Les légendes antiques et médiévales relatent la ruse utilisée par les chasseurs pour l’attraper ou la tuer. Attirée par l’odeur d’une jeune fille vierge à l’âme pure, l’animal venait poser sa tête sur ses genoux et, confiant, s’endormait, devenant ainsi une proie facile."
"Au Moyen Âge, cette légende fut interprétée comme une symbolique de l’Incarnation, la jeune fille personnifiant la Vierge Marie et la licorne, le Christ. La marque de Johann Kinckius en est une illustration. La licorne, agenouillée devant la Vierge Marie, touche celle-ci de sa corne, symbolisant l’Esprit divin descendant en son sein. De cette scène Johann Anton Kinckius, fils de Johann, n’a conservé que la licorne, symbole christique, s’en remettant à la protection divine comme le laisse entendre sa devise « In manibus Dei sortes meae » (Mon destin [est] entre les mains de Dieu)."
"Le texte inséré dans la marque « Dilect’. Me.’ Quem adm. Fili’. Unicorniu. » est tiré du psaume 28 : « mon bien-aimé est comme le fils des licornes». Aux angles figurent les quatre évangélistes et leurs attributs.
La licorne est aussi l’enseigne de Kinckius comme l’indique l’adresse : « sub Monocerote ». En latin la licorne est désignée sous les termes de monoceros (d’origine grecque) ou unicornus, c’est-à-dire qui n’a qu’une corne."
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LE RETABLE DE DROITE : SAINTE ANNE ÉDUCATRICE.
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Maintenant que nous avons compris comment interpréter ces licornes, nous voyons qu'il faut appliquer cette notion de virginité aux deux occupantes du retable de droite. Cela ne pose pas de difficulté pour Marie, la Vierge. Mais néanmoins, il faut aller plus loin et, admettre que le commanditaire a voulu rendre hommage à la virginité de sainte Anne, mère de Marie par la rencontre de son mari Joachim devant la Porte Dorée de Jérusalem. Et le simple baiser, ou l'étreinte, qui permis la fécondation miraculeuse.
En un mot, ces deux retables sont une affirmation de l'Immaculée Conception.
Voir, parmi d'autres articles, celui sur l'Arbre de Jessé de Moulins (Allier) .
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Photo complémentaires.
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