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6 février 2013 3 06 /02 /février /2013 07:17

 

                     Onomastique et humour : Mes notes de lecture de Moby Dick.

 

                                Il aimait à épousetter ses vieilles grammaires ; d'une certaine manière, cela lui rappelait qu'il était mortel. Herman Melville, Moby Dick.

 

  Sur quel océan me suis-je embarqué ? Le fond de cet article ne pourrait jamais être sondé, fût-ce avec une ligne de 18 fils de 120 brasses. J'abandonne toute idée d'exhaustivité ; ce ne sera qu'une esquisse, que dis-je, même pas : l'esquisse d'une esquisse ; que Dieu me garde de jamais rien parfaire. Je publie en l'état.

 

I. ONOMASTIQUE.

   S'il est un livre qui s'attache avec humour à l'origine des noms, comment cela ne serait-il pas Moby Dick ? Melville n'a-t-il pas dressé Humour et Étymologie comme deux marraines qui président au lancement de l'ouvrage, deux fières cariatides soutenant l'édifice, lui qui débute par son Étymologie (fournie par un pion de collège qui mourut tuberculeux) et la fait suivre par un petit prologue de ses Extraits, autoportrait en bibliothécaire parcourant l'océan des rayonnages, naviguant sans fin sur la mer Vaticane qui est un des grands bonheurs de la littérature comique? [si réussi, si hilarant que je résiste difficilement à me payer le plaisir de le recopier ici].

  Comment Melville choisissait-il les noms de ses personnages et de ses navires ? Glissait-il au hasard la lame acérée de son vistemboir sur la tranche dorée de sa Bible et de ses Encyclopédies pour y trouver, désigné par le doigt de Dieu, le nom de baptême de ses héros ? Pour trouver la réponse à cette question, il suffit d'inscrire sur son moteur de recherche "Onomastique" et Moby-Dick". Las, aucune réponse réelle sur les 1870 propositions (seulement). Allons, il suffit de consulter la riche bibliographie de l'édition Pléiade de Melville ! Aucun ouvrage, aucun article ne s'y consacre. L'onomastique de Moby-Dick, avec ces centaines de noms d'auteur, serait-il un serpent-de-mer qu' aucun universitaire n'oserait se vanter d'avoir capturé ? Impossible. Je suis, seulement, un piètre explorateur des immensités textuelles, et, dans quelque réserve, les mémoires consacrés à ce sujet mythique attendent, jalousement gardés par un directeur de thèse attendant sa grande heure, une triomphale publication sous son nom. 

  Ou encore, la Bête onomastique trop pourchassée aurait-elle sondé ?

Croulant sous son propre poids, le Sujet en or aurait-il été détruit par quelque Moïse par ordre d'un Éditeur jaloux ?

Ce vase séphirotique trop riche des 777 noms propres de l'Œuvre se serait-il brisé en d'innombrables étincelles qui, désormais mêlées à des scories qélipothiques et éparpillées dans les foot-notes de milliards d'ouvrages, ne pourraient plus être rassemblées ?

 Qu'adviendra-t-il de ce misérable blog s'il se lance à la quête de ce Graal ? Est-ce ici le Lieu secrètement désigné depuis cent cinquante ans pour en voir, sonnez haut-bois, résonnez musettes, le joyeux avènement en l'humble étable dont je serai l'âne? Ah, avec quel enthousiasme alors viendrais-je alors réchauffer de mon museau le petit être et lui faire les marionnettes avec mes oreilles !

 Je m'embarque vers ces espaces infinis :

 

0) préliminaire : les Extraits.

  Après avoir placé ses cariatides, Melville nous fait parcourir un long couloir (p.5-20)* où sont suspendus les portraits des Auteurs Illustres ; où, si l'on veut, il nous fait visiter les in-folio et volumes empoussiérés de sa bibliothèque, histoire de dire que Moby Dick, placé sous leur patronage, en est nourri. A bon entendeur, à bon harponneur de clef pour une onomastique, salut !

* mes références renverront à la dernière édition française de Moby-Dick, traduction de Philippe Jaworski, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006.

 Or, cette théorie d'écrivain est ordonnée en une architecture savante :

  • d'abord, la Bible (  la Genèse, puis Job précédant Jonas, puis Isaïe et les Psaumes),
  • puis les auteurs latins (Plutarque, incontournable pour nos aïeux, Pline, même commentaire, puis Lucien, l'auteur satirique dénonçant les impostures religieuses ).
  •  Vient alors une citation de Le Périple d'Other ou Other, récit recueilli par le roi Alfred le Grand, AD 890. Il a été publié en latin par André Bussæus sous le titre Periplus Otheri et Wulfstani ab Alfredo, rege Angliae descriptus, Copenhague, 1744, in-8°. C'est, telle une saga, le récit de voyage de Other, norvégien de Halogaland (Nordland) qui avait visité la Mer Blanche. Cet auteur est cité par Bory de Saint-Vincent dans son Dictionnaire Classique d'Histoire Naturelle vol.3 p. 416.
  • Puis deux auteurs français, et non des moindres, Montaigne et Rabelais : c'est dire si le crible critique, le scepticisme et le renversement carnavalesque des valeurs vont être au rendez-vous. C'est l'Apologie de Raymond Sebond de Montaigne qui est citée ; et on sait qu'alors que Sebond confiait à l'homme une place centrale et sommitale au sein de la création, la dignité de l'homme se justifiant par le fait que l'homme occupe le sommet de la hiérarchie des êtres, que Dieu l'a façonné à son image de telle sorte qu'il soit capable, par l'exercice de la raison, de s'élever jusqu'au divin, Montaigne démontre bien l'inverse, critiquant le rationalisme et écrivant : " Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toute chose, se dise maîtresse et emperière de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander." Allez chasser la baleine avec une telle philosophie à bord ! La citation que donne Melville est très peu explicite, et il semble avoir volontairement donné de chaque auteur des citations si brèves et si dénuées de sens quoique contenant le mot whale que cela ressemble, soit à une parodie insensée d'un catalogue médiéval (où la simple citation d'un ancien "autorise", valide le texte), soit aux citations d'un dictionnaires, simples exemples de l'usage d'un terme ne se préoccupant pas de leur sens. Ici, il donne l'extrait où Montaigne parle du Gayet de mer, poisson pilote qui accompagne les cétacés (mais aussi les squales) pour le guider sans se faire manger. Si on se rapporte à la source Livre II chapitre XII, on découvre qu'il s'agit d'une démonstration des qualités des sociétés animales, égales ou supérieures aux sociétés humaines comme en témoigne les manchettes: Le chien plus fidèle que l'homme...Noble gratitude d'un Lion...Société qui s'observe entre les animaux...entre la baleine et un petit poisson. A noter que ces exemples sont repris de Plutarque.
  •  Enfin, et enfin seulement, presque 70 citations d'auteurs plus ou moins anglais (où surnage le français Cuvier [Le régne animal Vol. 1 p. 174]: "Les cétacés sont les mammifères sans pieds de derrière"). Là encore, elles sont si brèves que le sérieux de leur référencement bibliographique est détruit par la corrosion de l'absurdité de leur succession ; certaines affirment savamment que l'on ne sait rien des cétacés ("Le savant Hosmannus dans son œuvre de trente années dit clairement : Nescio quid sit."). De ce salmigondis où se mêlent en une danse sarcastique Darwin, Hawthorne, Goethe, les chants de Baleiniers, Fenimore Cooper, les récits de mer, des coupures de journaux et fragments de dictionnaires, il ne ressort rien d'autre que l'image dérisoire des prétentions humaines au Savoir.

1. Le Titre : Moby-Dick.

 Il aurait fallu commencer par lui ; mais on trouve partout les explications nécessaires. Je rappelle que :

a) Le premier titre prévu était The Whale, Le Cachalot. Cela explique que les étymologies et les citations des Extraits viennent illustrer le mot whale.

b) Au dernier moment de l'édition, en septembre 1851 (le livre sera publié à Londres le 18 octobre), Melville change ce titre pour Moby-Dick.

c) L'édition anglaise est publiée sous le titre The Whale et, en sous-titre, or, Moby-Dick.

d) L'édition américaine sortira le 14 novembre 1851 sous le titre Moby-Dick ; or, The Whale.

e) Le nom de Moby-Dick ne réapparaît, après sa mention dans le titre qu'à la page 189 (de l'édition française) au chapitre 36, prononcé par Tashtego, et repris par Achab: — Moby Dick ? hurla Achab. Tu connais donc le cachalot blanc, Tash ? . Moby Dick est le nom de titre du chapitre 41.

Influence du nom Mocha Dick.

 On estime que Melville s'est inspiré du récit de Jeremiah N. Reynolds, "Mocha Dick ou le Cachalot blanc du Pacifique", publié dans le magazine populaire new-yorkais The Knickerbocker en mai 1839 très peu de temps avant l'embarquement de Melville, à vingt ans, sur un navire marchand vers Liverpool.

Le titre original est Mocha Dick, or The White Whale of the Pacific: A Leaf from a ManuscriptJournalThe Knickerbocker XII, 1839, pp. 377-392.

C'est le récit, par le second d'un baleinier de New York, de sa capture d'un cachalot , "blanc comme la laine", un vieux mâle solitaire, monstre célèbre parmi les marins pour être sorti victorieux de cent combats, et pour sa taille et sa force exceptionnelle. Ce redoutable animal surnommé aussi The Stout Gentleman, "le gros monsieur", était à cette époque si réputé que sa prise avait valu à l'officier la réputation la meilleure parmi les harponneurs de Nantucket Outre sa couleur, il se distinguait par son souffle qui, au lieu de se diriger vers l'avant selon une ligne oblique, accompagné de brefs hoquets, s'élevait par son nez en une haute fontaine verticale d'un vaste volume, à intervalles réguliers assez espacés les uns des autres, dans un grondement continu, "comme la soupape de sécurité d'une puissante machine à vapeur". Les balanes ou bernaches, qui salissent si facilement les carènes des navires mais se fixent rarement sur les cachalots, étaient si développées sur sa tête (il s'agit de whale barnacle, plus simplement corolunidae) qu'elles étaient agglomérées pour la couvrir entièrement.  Il aurait été vu pour la première fois avant 1810 près de l'île de Mocha qui donna son nom au vieux Dick.

 Cette île montagneuse des côtes chiliennes, de 49 km de long, est située à 38° 22′ Sud et  73° 54′ Ouest au large de la province Arauco. Selon Isidore Duperrey, qui y fit escale à bord de la corvette La Coquille, l'île avait été le point d'atterrissage favori des premiers navigateurs pénétrant dans les mers du sud et soucieux d'échapper aux tracasseries des espagnols : Francis Drake en 1578, Olivier Van Noord en 1600, l'amiral Spilbergen en 1615 et bien d'autres, y étaient accueillis par des Indiens de souche, qui voulaient bien leur offrir moutons, volailles ou fruits et les ennivrer de Chicha, mais leur refusaient, rigoureusement, l'entrée de leurs demeures et de leurs femmes. Le mouillage fréquentè par les baleiniers se trouvait, et se trouve peut-être encore, sur la côte nord. Ils y faisaient aiguade d'une eau pure, s'avitaillaient de cochons sauvages dont ils vantaient la délicatesse de la chair, des légumes et des fruits mais "l'imprévoyance de leur caractère prodigue et insouciant de l'avenir" fut telle que Duperrey trouva l'île déserte. Le souci onomastique exigerait de découvrir l'origine du toponyme Mocha, terme à l'évidence espagnol, mais cela supposerait quelque connaissance linguistique plus sérieuse que celle que procure la consultation du dictionnaire : Mocha adj.f. "émoussée", "étêtée". S'applique mal à un cachalot dont la tête, qui pèse seize tonnes, représente le tiers du cétacé.

  Je rappelle que si la plupart des cétacés portent sur la tête un melon, organe de tissu gras servant de régulateur de flottabilité, les cachalots s'enorgueillisent de porter en guise de coiffure/burette d'huile un spermaceti, qui détrône définitivement tous les bearskin , les bobs, bonnets, bibis, bérêts, bollenhuts, zé autres borsalinos.

                               Dessin d'un cachalot avec une vue du squelette en comparaison, au-dessous. (Wikipédia Cachalot)

 

 Comme les loups blancs et les merles blancs, les cachalots blancs ne sont pas des unicum, et si cet exemplaire d'in-folio portait un nom propre et se faisait reconnaître, c'est que, outre sa reliure en velin immaculé, il portait quelque ex-libris laissé par des humains qui avaient eu l'imprudence, ou l'audace, d'aller le consulter : en l'occurence, il s'agissait des fers de harpons qui hérissaient son dos, accompagnés, selon Reynolds, de 50 à 100 yards de ligne. Cent yards (ou verges) de trois bons pieds anglais, cela représente tout-de-même une traîne de 91,4 mètres, quoiqu'on puisse supposer que les mensurations données par Reynolds soient cumulatives des quantités de cordages qui, tels les paperoles de Proust, attachaient les Forget-me-not de chaque harponneur, par autant de fers, au corps tant recherché.

 

  — Dick, diminutif de Richard, renvoie à l'habitude des baleiniers d'attribuer des prénoms aux cachalots les plus combattifs ; dans le texte de Reynolds, Mocha Dick est nommé simplement Dick. Les cachalots sont aussi désignés sous le terme de "old bull" ou "old sog".

Mocha : "originaire de l'île Mocha".

 

Influence de Bobby, Johny, etc...

  Si on oublie que , selon une note énigmatique n°27 de la page 166 de The Trying-out of Moby-Dick (1949) de Howard P. Vincent , "un auteur", qu'il ne cite pas, prétend que ce Mocha Dick était aussi nommé Moby Dick, si on se débarasse comme d'un scrupule (scrupulum, "petit caillou" de cette footnote,  on peut penser que Melville est le créateur de ce nom de Moby Dick, récupérant le nom Mocha Dick pour le rendre plus conforme à ses intuitions créatrices. Il a donc modifié Mocha en Moby , et donc -cha en -by, ce qui, à mes oreilles, sonne comme un diminutif affectueux de prénom rappelant Johny, issu de John, Bobby issu de Bob, ou Roby issu de Robert. Bref, Melville forgea, à partir de Mocha, une forme hypochorique rejoignant les Jacky et les Jakey, les Juddy et les Jerry, les Amy, les Nancy, les Barbie, les Davy et les Danny, les Gerry et les Franckie, les Sally, les Mary, les Molly et les Teddy, les Jimmy et les Betty, les Maggy et les Peggy, Stevie, Susy, Bobby, Billy, Wally, Willy, et les Micky, et les Kimmy, pour finir avec les Laury.

 

Influence du Livre de Job et du Livre de Tobie.

Mais le mot m'évoque aussi la sonorité de Job, un nom qui hante tout le roman, et celui de Toby. Je me plais donc à penser que l'imaginaire de Melville a procédé à la fusion de Mocha, Job et Toby pour produire Moby. Il a conservé, pour honorer quelque vieux Richard, (the old Rick, Ritchie, Ritchie-Dickie) le Dick final qui claque comme un coup de fouet frappé par la queue du cachalot.

L'influence du nom Toby est bien probable. Toby est un prénom répandu dans le monde anglo-saxon. En France, il évoque d'abord le prénom biblique Tobie et le Livre de Tobie, (de l'hébreu Tobi, "mon bien" et Tobiah, "Dieu est mon bien") mais on doit se remémorer que le chapitre 6 de ce Livre mentionne "un énorme poisson" très comparable à celui, beaucoup plus connu, de Jonas :

  "Tobie partit, suivi du chien, et il fit sa première halte près du fleuve du Tigre. Comme il descendait sur la rive pour se laver les pieds, voici qu'un énorme poisson s'élança pour le dévorer. Effrayé, Tobie poussa un grand cri, en disant: " Seigneur, il se jette sur moi! " L'ange lui dit: " Prends-le par les ouïes et tire-le à toi. " Ce qu'ayant fait, il le tira sur la terre sèche, et le poisson se débattit à ses pieds. L'ange lui dit: " Vide ce poisson, et conserves-en le coeur, le fiel et le foie, car ils sont employés comme d'utiles remèdes. " Il obéit; puis il fit rôtir une partie de la chair, qu'ils emportèrent avec eux pour la route; ils salèrent le reste, qui devait leur suffire jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Ragès, ville des Mèdes. Et Tobie interrogea l'ange, en disant: " Je te prie, Azarias mon frère, de me dire quelle vertu curative possèdent les parties de ce poisson que tu m'as commandé de garder. " L'ange lui répondit: " Si tu poses sur des charbons une petite partie du coeur, la fumée qui s'en exhale chasse toute espèce de démons, soit d'un homme, soit d'une femme, en sorte qu'ils ne peuvent plus s'en approcher. Et le fiel sert à oindre les yeux couverts d'une taie, et il les guérit. " Par ces remèdes, Tobie guérira Sarah, sa future épouse, de ses démons, puis il libérera son père Tobit de son aveuglement.

 Le Livre de Tobie, livre deutéronomique ou apocryphe, ne nous est parvenu que par sa traduction dans la Septante, quoiqu'il ait été écrit en langue sémite (hébreu ou araméen) vers le 3-2e siècle avant J.C. Le mot "poisson" traduit le grec ἰχθὺς, traduit en latin par piscus.  Ces mots sont les mêmes qui désignent dans le Livre de Jonas, le grand poisson que nous considérons comme une baleine, et rien ne s'oppose, à part la mention des ouïes, à ce que nous considérions, si tel est notre bon plaisir, cet "énorme poisson qui s'élance pour dévorer" Tobie comme une baleine...ou un cachalot.

 Il existe un autre motif pour que le nom de Tobie ait "contaminé" celui de Moby, motif bien connu par tous les lecteurs de Melville, c'est que ce dernier a surnommé Toby son compagnon Richard Tobbias Greene dans le récit qu'il donne dans Typee (Taïpi) de sa désertion du baleinier Acushnet et de ses aventures aux Îles Marquises.

 

Nommer les animaux pourchassés : une tradition.

 On ne s'étonnera pas que le cachalot blanc qui fréquentait les côtes de l'Arauco et l'île Mocha ait reçu un nom propre : Melville lui-même nous signale (Chapitre 45, p. 233-234) qu'un certain nombre de proies, particulièrement remarquables, recevaient des marins l'hommage d'un surnom. il nous donne les exemples suivants qui permettent l'étude onomastique d'une courte série :

  • Timor Tom  . Trad : Jack de Timor (P.J), Tom Timor (H. G-R)
  • New Zealand Jack . Trad : Tom de Nouvelle-Zélande (P.J), Jack de Nouvelle-Zélande (H. G-R)
  • Morquan (O, Morgan ! King of Japan
  • Don Miquel (O, Don Miquel, thou Chilian whale)

Je me permets de citer tout le passage, car c'est, dans une écriture flamboyante, un ode de l'onomastique :

  But not only did each of these famous whales enjoy great individual celebrity—nay, you may call it an oceanwide renown; not only was he famous in life and now is immortal in forecastle stories after death, but he was admitted into all the rights, privileges, and distinctions of a name; had as much a name indeed as Cambyses or Caesar.  Was it not so, O Timor Tom! thou famed leviathan, scarred like an iceberg, who so long did’st lurk in the Oriental straits of that name, whose spout was oft seen from the palmy beach of Ombay?  Was it not so, O New Zealand Jack! thou terror of all cruisers that crossed their wakes in the vicinity of the Tattoo Land?  Was it not so, O Morquan!  King of Japan, whose lofty jet they say at times assumed the semblance of a snow-white cross against the sky?  Was it not so, O Don Miguel! thou Chilian whale, marked like an old tortoise with mystic hieroglyphics upon the back!  In plain prose, here are four whales as well known to the students of Cetacean History as Marius or Sylla to the classic scholar.

But this is not all.  New Zealand Tom and Don Miguel, after at various times creating great havoc among the boats of different vessels, were finally gone in quest of, systematically hunted out, chased and killed by valiant whaling captains, who heaved up their anchors with that express object as much in view, as in setting out through the Narragansett Woods, Captain Butler of old had it in his mind to capture that notorious murderous savage Annawon, the headmost warrior of the Indian King Philip. (Source Wikisource)

 

       On constatera néanmoins une incongruïté : Le cachalot nommé New Zeland Jack dans sa première émergence réémerge la seconde fois du texte sous le nom de New Zealand Tom ; ce qui a incité Jaworski à inverser les deux premiers noms et à placer Tom en Nouvelle Zélande et Jack à Timor, conformément (Jaworski note 3 p. 1224) à la citation de ces zoonymes sous les plumes de Thomas Beale dans The Natural History of the Sperm Whale, p. 183, et de Frederick B. Bennet dans Narrative of a Whaling Voyage round the Globe, vol.II, p. 220. Ce dernier auteur signale que Tom de Nouvelle-Zélande se reconnaît à sa bosse blanche.

 

1'. Le baptême secret.

Le livre a été baptisé secrètement par Melville comme il l'écrit à Hawthorne le 29 juin 1851. (Le livre en cours d'être terminé se nomme encore The Whale) : "Voici la devise secrète du livre : "Ego non baptizo te in nomine —mais je vous laisse achever le reste". Ce "reste" est effectivement peu prononçable car diabolique et imprécatoire, c'est celui que, dans l'œuvre, le capitaine Achab prononce, ou plutôt hurle, dans le passage suivant :

" «Non, non...ce n'est pas de l'eau qu'il faut ici. Je veux la vraie trempe de la mort. Ohé, vous là-bas ! Tashtego, Quiqueg, Daggou ! Qu'en dîtes-vous, païens ? Me donnerez-vous tout le sang qu'il faut pour y plonger ce dard ?» demanda-t-il en brandissant haut le fer. Trois sombres hochements de tête lui répondirent en chœur :« Oui. » Trois incisions furent faites dans les chairs païennes, et les barbelures du cachalot blanc furent trempées. «Ego non baptizo te in nomine patris, sed in nomine diaboli !» hurlait Achab frénétiquement, tandis que le fer incandescent étanchait sa soif maligne dans le sang baptismal."

 "Je ne te baptise pas au nom du père, mais au nom du diable !" Quelle violence ! Voilà la devise secrète du livre, son baptême noir, dont tous les points, le refus du Père, l'allégeance au diable, le caractère secret, le baptême par le sang, font frémir lorsqu'on pense que Melville, loin de prendre ses distances avec Achab, s'identifie à lui. Ce ne sera que trois mois plus tard que le nouveau nom de Moby-Dick sera trouvé ; et, quoique n'ayant aucun élément onomastique pour celui-ci que la proximité avec Mocha Dick, je ne serai pas surpris qu'une référence satanique y soit dissimulée. 

 Il semble que Melville soit passé (progressivement ou après le choc d'une rencontre avec Hawthorne) du projet d'écrire un roman documentaire humoristique sur le monde pittoresque des la chasse aux cétacés à celui de composer une tragédie shakespearienne proche du Roi Lear (Julian Markels King Lear and Moby-Dick) et qu'il en conserve, comme après un sacrifice, le sang sur les mains. Lorsqu'on lit dans sa correspondance après la parution "Je me demande si c'est mon art maléfique qui a suscité ce monstre" (p.1153), ou "J'ai écrit un livre malfaisant et je me sens [après les louanges de Hawthorne] innocent comme un agneau" (p. 1154), on suspecte l'auteur d'avoir été aussi loin que possible dans la mise à mort de son Cachalot et dans la recherche folle d'un Salut par l'échec afin d'atteindre l'apogée suprême du destin de Prométhée dans un autodafé satanique.  

  Si nous lisons plus en détail la lettre adressée à Hawthorne le 29 juin 1851, nous constatons que son Livre, qu'il nomme son Cachalot, dépecé,  brûle dans les feux de l'Enfer et qu'il propose à Hawthorne de partager le festin (je souligne):

    "Le Cachalot n'a passé qu'à moitié sous la presse ; car, las du long délai des imprimeurs et dégoûté de la chaleur et de la poussière du four à briques babylonien de New York, je suis retourné à la campagne pour sentir l'herbe et terminé le livre couché sur elle, si je le puis [...] Vous enverrai-je une nageoire du Cachalot pour y goûter ? La queue n'est pas encore cuite, bien que le feu d'enfer où flambe tout le livre ait déjà pu, raisonnablement, faire son œuvre. Voilà le devise (secrète) du livre", etc...

"Faire son œuvre", n'est-ce pas faire "l'œuvre au noir" dans quelque athanor, réussir la séparation et la dissolution qui mènera vers le Magnus Opus de la transmutation du livre en Œuvre, en Chef d'œuvre ?

 

2) noms bibliques.

   Au chapitre XVI, Melville nous signale que la coutume d'attribuer aux habitants des noms tirés des Écritures est très répandue sur l'île de Nantucket, île des Quakers. Est-ce vrai *? Est-ce un procédé justifiant ses choix onomastiques ?

* les patronymes anciens rencontrés sont Coffin, Starbuck, Folger, Gardner, Bulker, Hussey, Coleman, Macy, Pipe...

2a. Achab. 

C'est l'un de ces nom de rois de Juda que j'ai régulièrement rencontré sur les arbres de Jessé ; pourtant, ce n'est pas un roi de Juda, mais l'un des rois d'Israël, roi impie, prenant comme épouse Jezabel (qui tue les prophètes de Dieu) et adorant Baal et Astarté. Le prophète Élie tenta en vain de corriger la conduite.

 Achab, sur le conseil de Jezabel, s'empare de la vigne de Naboth en faisant lapider ce dernier. Élie prophétise sa mort : 

 "Tu lui diras : Ainsi parle l’Éternel : N’es-tu pas un assassin et un voleur ? Et tu lui diras : Ainsi parle l’Éternel : Au lieu même où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang.Achab dit à Élie : M’as-tu trouvé, mon ennemi ? Et il répondit : Je t’ai trouvé, parce que tu t’es vendu pour faire ce qui est mal aux yeux de l’Éternel.Voici, je vais faire venir le malheur sur toi ; je te balaierai, j’exterminerai quiconque appartient à Achab, celui qui est esclave et celui qui est libre en Israël, et je rendrai ta maison semblable à la maison de Jéroboam, fils de Nebath, et à la maison de Baescha, fils d’Achija, parce que tu m’as irrité et que tu as fait pécher Israël. L’Éternel parle aussi sur Jézabel, et il dit : Les chiens mangeront Jézabel près du rempart de Jizreel. Celui de la maison d’Achab qui mourra dans la ville sera mangé par les chiens, et celui qui mourra dans les champs sera mangé par les oiseaux du ciel." (Premier Livre des Rois, 21, 19-24). Et effectivement : "Alors un homme tira de son arc au hasard, et frappa le roi d’Israël au défaut de la cuirasse. Le roi dit à celui qui dirigeait son char : Tourne, et fais-moi sortir du champ de bataille, car je suis blessé.Le combat devint acharné ce jour-là. Le roi fut retenu dans son char en face des Syriens, et il mourut le soir. Le sang de la blessure coula dans l’intérieur du char. Au coucher du soleil, on cria par tout le camp : Chacun à sa ville et chacun dans son pays !Ainsi mourut le roi, qui fut ramené à Samarie ; et on enterra le roi à Samarie. Lorsqu’on lava le char à l’étang de Samarie, les chiens léchèrent le sang d’Achab, et les prostituées s’y baignèrent, selon la parole que l’Éternel avait prononcée." (Rois 1, 22, 34-38)

 Ce passage permet de comprendre ce passage du chapitre XVI de Moby Dick :

 

—Oh ! ce n’est pas un capitaine Bildad, non, ni un capitaine Peleg ; il est Achab, mon fils ; et l’Achab de l’histoire, tu le sais, était un roi couronné !

– Et un roi très infâme. Lorsque ce roi pervers fut assassiné, les chiens ne léchèrent-ils pas son sang ?

 

2b. Élie.

      Ayant fait connaissance avec le roi Achab, on ne s'étonne plus de voir apparaître Élie, sous le titre Un prophète du chapitre XIX, et comme oiseau de mauvaise augure élliptique et abscond du chapitre XXI. Nous aurions mieux connu notre Bible que nous aurions même attendu cette apparition dès la première mention du nom d'Achab, comme si, découvrant un héros de roman se nommant Tintin, nous aurions eu un plaisir complice en voyant arriver quelques pages plus loin un Haddock plus ou moins déguisé. 

 Élie, la mauvaise conscience d'Achab dans la Bible, est plutôt ici celle du héros Ismaël, qui est, qui va devenir un second Jonas.

2c. Jonas.

  C'est, d'abord, le surnom du barman de l'auberge Au souffle de la baleine, petit homme ratatiné officiant à l'intérieur de l' " immense voûte osseuse d'une mâchoire de baleine" ; son surnom est donc onomastiquement transparent, mais contribue à faire rentrer le lecteur dans ce livre saturé monomaniaquement de cétologie.

 Le héros biblique du Livre de Jonas, est par ailleurs le sujet dés le chapitre IX du sermon du père Mapple .

 

Moby Dick par John Huston, avec Orson Wells dans le rôle de Mapple:

orson welles as father mapple Voir le sermon du père Mapple sur You Tube

  Or il se trouve que le roman va suivre le fil rouge des aventures de Jonas à partir du moment où celui-ci cherche à s'embarquer sur un navire sur le port de Jaffa, fuyant l'ordre qu'il a reçu de Dieu d'aller annoncer aux habitants de Ninive la destruction de la ville en punition de leurs péchés. Comme le dit le père Mapple, "Il croit qu'un navire construit par des hommes l'emportera vers des pays où Dieu ne règne pas mais dont seuls sont maîtres à bord les capitaines de ce monde". C'est une condamnation directe de l'hubris humaine, des prétentions de l'homme à se dire "maître et possesseur de la nature" et seul maître à bord sur la planète terre.

   Or, le narrateur n'est-il pas un autre Jonas, qui nous dit qu'il embarque pour échapper à la dépression et à la tentation suicidaire ?

   Lorsque le narrateur salue, sur le navire qui l'emporte vers Nantucket, "l'océan magnanime qui ne garde nulle trace", ne comprenons-nous pas qu'il recherche, dans sa fuite de tous les livres de compte, la clémence "magnanime", le pardon de toute cette comptabilité des péchés, l'abandon de la logique de tous les Bildad (cf infra) qui pensent que toutes les fautes doivent être expiées ?   Sur la mer, les coupables ne laissent derrière eux aucune trace de leurs pas, ou de leurs crimes.

"Gaining the more open water, the bracing breeze waxed fresh; the little Moss tossed the quick foam from her bows, as a young colt his snortings.  How I snuffed that Tartar air!—how I spurned that turnpike earth!— that common highway all over dented with the marks of slavish heels and hoofs; and turned me to admire the magnanimity of the sea which will permit no records."  Nous gagnions le large, la brise vivifiante fraîchissait ; notre petit Goémon, tel un jeune poulain qui s'ébroue, faisait jaillir de son étrave des tourbillons d'écume. Ah ! Comme je humais ces souffles tartares. Foin de la terre et de ses barrières de péage ! foin de ces grands chemins où s'impriment les marques des talons et des sabots serviles! Comme je m'en détournais pour admirer l'océan magnanime qui ne garde nulle trace !" (Trad. P. Jaworski).

   Et comment ne pas penser aux éléments biographiques de Melville ? Il me suffit de consulter Wikipédia pour lire : "À la fin de 1840, déçu dans ses espoirs à l'ouest, Melville se rend à Nantucket, berceau américain de la chasse à la baleine, où il signe, le 26 décembre, son inscription sur le rôle de l’Acushnet, trois-mâts baleinier de 358 tonnes (il reçoit une avance de 84 dollars sur son salaire) et embarque à New Bedford le 31 décembre. Il parcourt ainsi le Pacifique, visitant les îles Galapagos et les Marquises où il déserte, le 9 juillet 1842, avec un de ses compagnons d'infortune, Richard Tobbias Greene, le « Toby » du livreTypee (Taïpi), qui relatera son aventure sur Nuku Hiva*.

Le 9 août 1842, il réussit à quitter la vallée de Taipivai sur le baleinier australien Lucy Ann alerté par Richard Tobbias Greene et part pour Tahiti. À l'arrivée à Tahiti, il est arrêté pour avoir participé à une mutinerie à bord du Lucy Ann et est emprisonné. Il s'échappe de Tahiti pour rejoindre Moorea, puis Hawaii. Il travaille un temps comme commis chez un marchand puis s'engage comme simple matelot dans l'équipage de la frégate USS United States de la marine de guerre américaine qui débarque à Boston en octobre 1844."

* Aux Marquises, s'étant enfoncé à l'intérieur des terres, il est fait prisonnier par des cannibales ; il ne sera délivré que par l'équipage du Lucy Ann.

 

 

  Concernant le patronyme Mapple, construit par fusion des mots anglais maple, érable, et apple, la pomme, je n'ai actuellement pas de commentaire à proposer.

 

2d. Peleg.

 Achab, Peleg et Bildag, les trois capitaines de baleinier de Nantucket, ont des noms bibliques selon l'usage des Quakers.  

Peleg est cité dans la Bible en Genèse 11, 16-19 : "Quand Éber eut trente-quatre ans, il engendra Péleg. Après la naissance de Péleg, Éber vécut quatre cent trente ans et il engendra des fils et des filles. Quand Péleg eut trente ans, il engendra Réu. Après la naissance de Réu, Péleg vécut deux cent neuf ans et il engendra des fils et des filles.

On trouve sur Wikipédia cette information :"Peleg is a common surname in Israel, also being the root lettering for sailing (lahaflig להפליג) and a military half-bivouac tent (peleg-ohel פלג אוהל). The meaning of Peleg in English is "brook", a little river."

 

 

 

 

 

2e. Bildad.

      C'est le nom du deuxième propriètaire du Pequod, un Quaker  férocément avare tout en ne cessant de lire la Bible qui condamne l'appât du gain. Son nom vient directement de la Bible, du Livre de Job, où il apparaît au chapitre 8. Il signifie "longue amitié" (Jaworski) ou "Dieu a aimé" (discussion ici) Cet "ami" de Job vient le convaincre de se résigner à son triste sort, qui ne saurait être que la conséquence, la juste rétribution de ses péchés, de même que ses filles et fils ont péri par leurs fautes : Job,8,4 : "Si tes fils ont péchés contre Lui, il les a livrés à leur péché". C'est le donneur de bonnes leçons de morales, celui qui, après un accident, saura vous rappeller l'importance de la prudence, ou venir vous voir à l'hôpital pour vous expliquer gentiment les régles de bonne santé qu'il observe, ou, après un vol, vous expliquer avec tact qu'il ne faut jamais faire ceci, qu'il faut toujours faire cela... Si vous glissez il saura vous recommander de mettre, comme lui, de bonnes chaussures et de ne jamais laisser trainer vos savonnettes. Au chomeur, il saura faire valoir l'importance des démarches de recherche d'emploi, et, au pauvre, il fera preuve de pédagogie sur la valeur du travail et des économies. C'est le WASP, le self-made-man qui sait que s'il a réussi, il ne le doit qu'à lui-même, mais que l'échec est toujours la conséquence d'un laisser-aller d'individus trop faibles. Dieu voit tout cela et en sa grande Sagesse, il donne à ceux qui ont, et retire à ceux qui n'ont pas. "Non, Dieu ne rejette pas l'homme intégre, et il ne protège pas les méchants" (8, 20)

  Lorsque Job proteste de son innocence, Tsophar, qui appartient au même Club que Bildad, reprend le même discours (Livre de Job, 11) et reproche à Job de vouloir faire le raisonneur face à la Justice de Dieu. S'il est pauvre comme Job, c'est bien de sa faute, il n'a qu'à chercher un job.

Job rétorque "Au malheur le mépris ; c'est la devise des heureux. A celui dont le pied chancelle est réservé le mépris !".

 Cette insolence des pauvres est insupportable et Eliphaz saura lui rabattre le caquet : "Ton iniquité dirige ta bouche, et tu prends le langage des hommes rusés".

 

Bildad le capitaine baleinier a été "élevé selon les règles les plus strictes du quackerisme de la secte de Nantucket" mais "manquait passablement de simple logique" : "bien que refusant, par scrupules de conscience, de porter les armes contre de terrestres envahisseurs , lui-même avait envahi, sans que rien puisse le retenir, l'Atlantique et le Pacifique, et bien qu'ennemi juré du sang versé, il avait pourtant, dans son manteau étroit, répandu à flot celui du léviathan. Comment le vieux Bildad, au soir contemplatif de sa vie, réconciliait-il ces faits dans son souvenir, je ne sais ; mais cela ne semblait pas l'inquiéter outre-mesure, et il en était très probablement venu à la conclusion sage et raisonnable que la religion d'un homme est une chose, et que ce monde positif en est une autre. Ce monde paie des dividendes".

  Cet "Avare incorrigible" et "tyran implacable" est plongé, lorsque Ismaël vient discuter de son enrôlement et de sa part, dans la lecture de l'Évangile de Matthieu, chapitre 6 versets 19-21 : Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur. Et, tout en lisant, il offre à Ismaël la part de 1/777e, c'est-à-dire une misère.

  Le chiffre de 777 semble, en propre, un chiffre biblique, et ce triple 7 n'est pas là par hasard : il appartient si ce n'est à l'onomastique, du moins aux chiffres choisis par l'auteur, non pour leur valeur comptable, mais pour une autre raison. Pourtant, ce chiffre ne correspond à rien d'autres qu'à l'âge atteint par Lamek, le père de Noé. C'est dans l'Évangile de Matthieu -encore- que Pierre interroge Jésus (Mat 18:21) :

  « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? »  Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. 

  Ce chiffre symbolique du pardon inépuisable, de la clémence infinie apparaît, dans la bouche de Bildad l'ami de Job partisan de la punition éxacte des péchés comme dans celle de Bildad le capitaine avare et tyrannique comme le témoin du dévoiement de la religion, qui s'affiche et s'énonce extérieurement pour mieux en trahir les régles. Or ce chiffre 777 va s'inscrire sept fois sur la page de Moby Dick, sept fois de suite Bildad va trahir le livre saint qu'il tient dans la main, jusqu'à l'ignominie de l'argument " si nous rétribuons trop largement les services de ce jeune homme, nous enleverons peut-être le pain de la bouche à ces veuves et à ces orphelins" [qui détiennent quelques parts très minoritaires du navire].

 

2f. Ismaël.

  a) Ismaël (en anglais Ishmael) est, sans ambiguïté, un nom biblique, celui du premier fils d'Abraham, obtenu de sa servante égyptienne Agar, et dont Dieu a promis qu'il donnerait naissance à douze princes et une grande nation. Le nom signifie en hébreu "Dieu a entendu" [ma demande], et si, dans la bouche d'Abraham, cela signifie "Dieu m'a accordé une descendance", cela peut aussi signifier pour un écrivain dont l'attente principale est le succès de son œuvre, "Dieu m'a donné la notoriété". 

  C'est le fruit de l'alliance conclue entre Dieu et Abraham.

L'orthographe du nom peut avoir son importance : Giono traduit l'américain Ishmael par Ismaël, et Armel Guerne par Ismahel, introduisant un "h". Il se trouve que le nom d'Abraham était, à Ür et avant la promesse du Pays de Canaan pour ses 99 ans, Abram , et qu'il se transforme par introduction de la lettre hébraïque : "On ne te nommera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d'une multitude de nations". (Genèse 17, 5).

 Dans l'incipit de Moby Dick "Call me Ishmael", ce "h" peut, tout comme le nom lui-même et la tournure de phrase, fonder l'alliance, le pacte fictionnel que tout romancier passe avec son lecteur, et réciproquement. Cette alliance entre Dieu et Abraham est matérialisé par la circoncision, autrement-dit le manque, la privation symbolique et rituellement organisée, la cèsure, la castration symboligène, le fragment ôté, la pause (au sens musical), l'élision.

  On retrouve ce h dans le nom Ahab (forme anglaise d'Achab)

 On lit alors autrement la toute première Étymologie, qui restait mystérieuse, celle de Hakluyt : Elle est tirée de Principals Navigations lors d'un passage ou Richard Hakluyt dénonce la croyance dans les îles-baleines si grandes qu'un navire y jetait l'ancre, que son équipage y débarquait avec les victuailles, avant de provoquer la colère du monstre en faisant du feu... Il signale que les marins —ou les auteurs de fables— nommaient ces îles Trollwal, (décrit par Brendan, Olaus Magnus, Gessner, et Sébastien Münster, La Cosmographie universelle contenant la situation de toutes les parties du monde, livre IV, s.l., s.d. (trad. française, édition de 1575), p. 1053-1056 ). Si je comprends bien ce passage, Hackluyt semble s'en prendre à Sébastien Munster (qui était cartographe, historien, mathématicien et professeur d'hébreu) en lui reprochant de prétendre enseigner à des élèves sans être capable soit même de faire la différence entre whale, la baleine, et Trollwal oubliant le "h" qui fait la différence entre whale et wal : " Go not farther then your skil, Munster, for I take it you cannot skill our tongue : and therefore iy may be a shame for a learned man to teach others that which he knoweth not himselfe : for such an attempt is subject to manifold errours, as we well shew by this your example. For while you take in hand to schoole others, & to teach them by what name a Whale-fish is to be called in our tongue, leaving out throughignorance the letter H, which almost alone maketh up the signification of the worlde, you deliver that which is not true : for val in our langage signifieth not a whale, but chusing or choise of the verg Eg vel, that is to say I chuse,or I make choise, for what val is derived, etc... " J'ai souligné la citation donnée par Melville. 

 Parmi d'autres interprétations, cette citation à l'intérieur du livre de Melville peut être comprise comme illustrant le rôle du H, de la lettre non prononcée, mais qui par l'élision, crée le sens. Sans espace entre les mots, l'écriture est incomprehensible; sans respecter le H, le H de Whale, c'est la Tour de Babel, le chaos, la porte ouverte aux affabulations et mystifications, le mensonge. Et il est significatif également que, dans les citations de Melville, c'est le contexte omis (mais auquel l'auteur renvoie) qui révèle le sens caché.

  A un autre niveau (le plus plaisant) ce H non prononcé mais essentiel, ce silence capital peut aussi être entendu comme le sens même de l'œuvre : that is true, ce qui est vrai ici est ce qui est écrit entre les lignes. Relisez celles qui décrivent Bildad lisant l'Évangile de Matthieu et proposant à Ismaël sa 1/777e part : rien n'est dit si clairement que d'être invisible. C'est la force de l'humour d'être impalpable, insaisissable, et Flaubert cherchait bien à écrire un texte où "le lecteur ne pourrait jamais savoir si l'auteur s'est foutu de lui". Ici, ce sont les personnages qui chercheraient en vain les mots qui les accusent ; si nous  les entendons si bien, c'est qu'ils ne sont pas prononcés.

 On peut voir une autre illustration de l'idée que la Vérité est dans l'élision dans la phrase : " Quiqueg était natif de Rokovoko, une île située très loin à l'Ouest et au Sud. Comme tous les endroits vrais , elle ne figure sur aucune carte." (p. 77)

 

  S'il est d'abord signe de l'alliance, il devient, dans Genèse 21, après que Sarah ait donné naissance à Isaac et qu'Abraham ait dû chasser Ismaël et sa mère Agar dans le désert, une figure du fils réprouvé, déshérité par le père au profit d'un frère concurrent,  solitaire, errant dans le désert, telle que la reprendra Fenimore Cooper dans La Prairie (1827) avec son personnage de Ismaël Bush : avec ce dernier prendra naissance la "thématique ismaëlienne" (Jaworski) faite d'exclusion sociale et de misanthropie.

 

 

 

 

3. Les noms de navire. 

 

3a). Devil-Dam, Tit-Bit et Pequod.

Chapitre 16 :  After much prolonged sauntering and many random inquiries, I learnt that there were three ships up for three-years' voyages—The Devil-dam, the Tit-bit, and the Pequod. DEVIL-DAM, I do not know the origin of; TIT-BIT is obvious; PEQUOD, you will no doubt remember, was the name of a celebrated tribe of Massachusetts Indians; now extinct as the ancient Medes. I peered and pryed about the Devil-dam; from her, hopped over to the Tit-bit; and finally, going on board the Pequod, looked around her for a moment, and then decided that this was the very ship for us.

 ...j’appris que trois navires étaient en partance pour des voyages de trois ans : le Diable-et-sa-mère, la Bonne-Bouche et le Péquod. J’ignore l’origine du nom du Diable-et-sa-mère, celle de Bonne Bouche est évidente, quant à Péquod, vous vous souvenez sans doute que c’était le nom d’une célèbre tribu d’Indiens du Massachussetts aussi éteinte à présent que les anciens Mèdes. Je jetai un regard inquisiteur et fureteur sur le Diable-et-sa-mère ; de là, je sautai dans la Bonne-Bouche et enfin, montant à bord du Péquod, je l’examinai un moment et décidai que c’était là le navire idéal pour nous.

  Le nom de Pequod fait sa première apparition en compagnie de deux autres noms de navire encore plus curieux, Devil-Dam et Tit-Bit (que j'estime préférable de ne pas traduire dans le texte français).

  — Melville se livre à un commentaire onomastique, profitons-en : "J'ignore l'origine du nom de Devil-Dam".

Pourtant, ce nom que l'on peut traduire par Le Diable et sa mère ou le Diable et sa femme est employé six fois par Shakespeare (Le roi Jean ; Titus Andr. IV,2,64 ; La Mégère apprivoisée I,1,105 et III, 2,155) par exemple dans cette dernière occurence : GREMIO :No, he’s a devil—a devil, I tell you! An utter fiend./TRANIO (as LUCENTIO) Why, she’s a devil, a devil, the devil’s dam. Traduction TRANIO.-Quoi ! plus bourru qu'elle ? Oh ! cela est impossible. GREMIO.-Bon ! c'est un diable, un vrai diable, un démon. TRANIO.-Eh bien !elle, c'est une diablesse, une diablesse, la femme du diable.  C'est (mais je ne suis pas compétent) cette dernière traduction, La Femme du diable qui me convient le mieux pour désigner un navire baleinier dont j'imagine déjà la figure de proue.

Armel Guerne a traduit par le féminin de Satan : "La Satane".

Henriette Guex-Roll a traduit par 'Le Diable -et-sa-mère".

Philippe Jaworski a traduit par "La Diablesse".

 

Tit-Bit ou titbit, dont le sens est présenté comme "évident" par Melville, désigne en anglais ou plutôt en américain ou anglais canadien une friandise, ou, au sens figuré, quelque chose de savoureux voire de croquignolet (un passage de Sade par exemple). Le dictionnaire Harper Collins donne : 1. (Cookery) a tasty small piece of food; dainty. 2. a pleasing scrap of anything, such as scandal. [perhaps from dialect tid tender, of obscure origin]. Je n'apprècie la traduction par Bonne Bouche qu'après avoir fait ce détour par le dictionnaire, qui me permet d'entendre l'expression au second degré, "garder pour la bonne bouche", les connaisseurs  —et eux seulement— apprécieront.  Comme il ne viendrait à personne l'idée de nommer un baleinier "Friandise", ou Bonne Bouche, il faut chercher mieux.

  En 1881, un magazine britannique a porté le titre de Tit-Bits, raccourci du titre complet Tit-Bits from all the interesting Books, Periodicals, and Newspapers of the World, que je propose de traduire par Les Bonnes Pages [ ou  Les Perles, ou mieux les Bons Morceaux] de tous les livres, périodiques et journaux interessants du monde entier. Là encore, il faudrait mieux ne pas traduire ce nom de navire, mais le comprendre à la lumière de ces exemples. A défaut , j'aurais opté pour La Perle (au second degré), joli nom pour une goélette ou un trois-mâts-barque, ou plutôt pour Le Sot-l'y-laisse.

Henriette Guex-Roll a traduit par "Bonne-Bouche".

Armel Guerne a traduit par "La Friandise".

Philippe Jaworski a traduit par "Bonne-bouche".

 

— Venons-en au Pequod : Melville indique cette-fois clairement l'origine du nom : celui d’une célèbre tribu d’Indiens du Massachussetts aussi éteinte à présent que les anciens Mèdes.

 Les Pequots sont, selon l'encyclopédie Larousse, une nation indienne du Connecticut, "peuple d'agriculteurs et de pécheurs qui vivent dans des villages fortifiés faits de wigwams recouverts d’écorce. Leurs ennemis traditionnels sont les Narragansetts. 

 

Les Anglais établis au Massachusetts depuis 1620 cherchent à s’emparer du territoire pequot. De nombreux incidents opposent durant plusieurs mois les Pequots aux colons. Au début de l’année 1637, des Pequots tuent neufs colons.

LE MASSACRE DE MYSTIC RIVER (1637)

 Pour mettre fin aux attaques des Pequots sur les établissements anglais du Connecticut, les autorités britanniques décident de frapper un grand coup. Les Mohegans du chef Uncas se joignent aux troupes des capitaines John Underhill et John Mason. Le 26 mai 1637, ils se dirigent vers le village du chef Sassacus, l’un des deux grands villages fortifiés que possèdent les Pequots sur la Mystic River. Deux cents Narragansetts viennent grossir le nombre des assaillants.

Les Anglais et leurs alliés se heurtent à la solide palissade qui défend le village. Les Pequots résistent avec acharnement au feu des assaillants solidement armés de mousquets. Alors, le capitaine Mason fait lancer des torches enflammées sur les wigwams. Le village qui abrite six cents Pequots n’est bientôt plus qu’un immense brasier. Tous ceux qui tentent de fuir la fournaise sont abattus par les mousquets des Anglais. "C’était un spectacle terrible de les voir ainsi griller dans le feu que les flots de leur sang ne parvenait pas à éteindre", racontera l’un des officiers présents. Le capitaine Underhill fait remarquer que même les Narragansetts, pourtant rompus aux cruautés de la guerre indienne, sont épouvantés de la férocité des Anglais. 
En moins d’une heure, les habitants du village indien sont morts. Le capitaine Mason s’écrie : "Dieu est avec nous : il se moque de ses ennemis et il en fait un brasier !". Mais, alors que les vainqueurs quittent les lieux, ils sont assaillis par deux cents guerriers pequots ivres de vengeance, venant de l’autre village. Les Narragansetts les tiennent à distance jusqu’aux abords de la colonie. La résistance des Pequots est définitivement brisée. 
Terrifiés, les Pequots des autres villages se cachent dans les marais où les Anglais les assiègent. Ceux qui se rendent sont vendus comme esclaves. Les quelques survivants qui se cachent dans les forêts sont traqués par les Anglais et leurs alliés indiens. Les Mohegans capturent et assimilent certains d’entre eux. En 1640, la nation pequot a complètement disparu.
Quelques Pequots survivront pourtant. Ce sont les descendants des prisonniers esclaves

LE CASINO DE FOXWOODS

Dans les années 1970, des personnes d’ascendance pequot se font reconnaître par l’état fédéral un petit territoire sur la côte du Connecticut, près de Hanford. C’est là que les Pequots-Mastantuckets fondent, en 1992, le casino de Foxwoods, le plus grand casino indien des Etats-Unis. Maintenant, les Pequots sont riches. Ils vivent dans de belles maisons et donnent de l’argent au Musée des Indiens d’Amérique, ainsi qu’à de nombreuses fondations culturelles ou philanthropiques. Ils ont pu racheter une partie de leurs terres.

 Chaque année, en septembre, à l’occasion de la Fête du Maïs Vert, ils organisent le plus grand "pow-wow" des Etats-Unis."

Je trouve quelques précisions supplémentaires :

a) le mot algonquien pequot a été jugé dériveant de Pequttôog, ou Paquatauoq qui signifie "Les destructeurs", ce qui ne manque pas de sens sous la plume de Melville pour baptiser son  navire baleinier. C'était le sens admis au XIXe siècle, et ce n'est qu'au XXe siècle que Frank Speck, spécialiste du Pequot-Moheban (une langue actuellement éteinte), se prononça pour celui de "swallowness of a body of water (un plan d'eau de faible profondeur?)".

 A Vocabulary of Mohegan-Pequot

b) Il faut souligner que le Connecticut est voisin du Massachusetts, auquel appartient New-Bedford et Nantucket, et que la Colonie de Massachusetts Bay regroupait ces territoires . Le peuple pequot était, bien que le point soit discuté, indigène de cette région du Connecticut et comptait 16 000 personnes avant d'être décimés par une épidémie de variole (introduite par les colons) en 1633 qui réduisit leur nombre à 4000, puis par la guerre du Pequot de 1637. Le massacre du village de Missituck fut perpétué par les colons de Massachusetts Bay et de la colonie du Connecticut, et en 1638, les prisonniers pequots furent échangés par William Pierce contre une cargaison d'esclave de la Barbade

Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_Pequots

      : http://en.wikipedia.org/wiki/Pequot_people#Etymology_of_.22Pequot.22

      : http://en.wikipedia.org/wiki/Pequot_War

 Ces éléments soulignent la virulence de l'ironie de Melville en choisissant comme nom de navire pour les baleiniers de Nantucket qui se sont tournés vers l'océan comme nouveau territoire de colonisation et d'extermination des cétacés, le nom de la tribu indienne que leurs ancêtres avaient contribué à faire disparaître, et un terme qui signifie

Les Destructeurs..

 

 

      3b) The Moss.

  Une fois encore, fallait-il traduire le nom propre du "paquebot" qui fait le service entre New-Bedford et Nantucket ? Henriette Guex-Rolle traduit Moss par Varech, et Philippe Jaworski par Goémon, alors que la traduction litterale de Moss est "mousse, plante de l'embranchement des Bryophytes"  et que goémon se dit "seaweed". Varech (le goémon d'épave) et Goémon ont plus de gueule que Mousse comme nom de navire, mais si Melville avait placé là une intention onomastique, celle-ci serait perdue pour le lecteur français. De même, serait perdue une hypothétique allusion à l'essai publié anonymement par Melville en août 1850 alors qu'il écrivait Moby Dick, Hawthorne and his Mosses. Il s'agissait d'une recension du recueil de nouvelles  Mosses of the Old Manse (Les Mousses du Vieux Presbytère), écrit par Hawthorne. Melville, qui avait rencontré Hawthorne pour la première fois le 5 août lors d'un pique-nique  s'enthousiasma pour cet auteur et se précipita à le lire, faisant publier son compte-rendu de lecture dans New-York  World Literary magazin le 17 et 24 août.

 La demeure historique The Old Manse à Concord dans le Massachusetts est liée au mouvement romantique américain nommé Transcendantalisme car l'œuvre phare de ce mouvement, Nature, y a été écrite par Ralph Waldo Emerson en 1836. Hawthorne et son épouse louérent la maison en 1842 dans le voisinage d'Emerson et de Henri David Thoreau, autre transcendantaliste, qui conçut l'aménagement du jardin. On peut croire que la maison et son jardin, situés au bord de la rivière Concord, devaient être riches en sous-bois moussus.

  Mais ce mot de moss, qui revient trés souvent dans l'essai de Melville, (Hawthorne, "l'Homme des mousses") semble destiné à désigner métaphoriquement le tempérament sombre d'Hawthorne, si on en croit cet extrait : For spite of all the Indian-summer sunlight on the hither side of Hawthorne's soul, the other side—like the dark half of the physical sphere—is shrouded in a blackness, ten times black... You may be witched by his sunlight,—transported by the bright gildings in the skies he builds over you;—but there is the blackness of darkness beyond; and even his bright gildings but fringe, and play upon the edges of thunder-clouds.  " Car en dépit de tout le soleil d'été indien qui baigne ce coté-ci de l'âme de Hawthorne, l'autre coté,—comme la moitié obscure d'une sphère physique—est enlinceulée d'une noirceur dix fois plus noire... Vous pouvez être ensorcelé par son soleil, transporté par les brillantes dorures des cieux qu'il construit au-dessus de vous; mais par delà s'étend l'obscurité des ténèbres ; et même ses brillantes dorures ne font que se jouer sur la frange d'orageuses nuées" (trad. P. Leyris, in Edition Pléiade de Melville, Œuvres III).

 Cette obscurité de sous-bois, cette pénombre des mousses et des fougères n'est pas vantée pour elle-même, mais pour la faculté que l'écrivain y trouve de s'y cacher pour révéler la vérité : "Car dans ce monde de mensonges, la Vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc éffarouché, et c'est seulement par d'habiles aperçus qu'elle se révèlera, comme chez Shakespeare et d'autres maîtres du grand Art d'énoncer la Vérité —même si c'est à mots couverts et par bribes." (Hawthorne and his Mosses, trad. P. Leyris). Nous retrouvons ici le théme de la vérité qui ne s'exprime qu'entre les lignes, sous le couvert des mots, cette Vérité qui rendait le "h" de Whale si important, de n'être qu'un effet de langue. (cf supra Ismahel)

  Edgar Poe dira d'Hawthorne "il traite tous les sujets sur le même mode, en demi-teinte, brumeux, rêveur..." : Hawthorne et ses mousses... Entre Ombragé et Ombrageux.

 Si, après avoir découvert ces éléments, je me remémore que le roman Moby Dick est dédié à Hawthorne, si je lis alors dans l'édition de la Pléiade que Moby Dick a été profondément remanié par Melville après qu'il ait écrit cet Hawthorne and his Mosses* , je deviens convaincu que le nom de ce bateau est un hommage littéraire crypté, auxquels seuls les lecteurs de la version originale auront accès, les autres risquant de glisser sur le Varech ou le Goémon et de passer outre. 

*Moby Dick traduit et commenté par Jaworski, Melville en Pleiade, Œuvres III p. 1345 : "...le roman [...] a subi, dans les mois qui ont suivi , une métamorphose ou simplement une expansion ou une forte accentuation épique et tragique".

 — J'avais commencé cette recherche sans même savoir le sens du mot Moss, mais je découvre que la rencontre avec Hawthorne, la lecture de Mosses of the Old Manse, et la rédaction de Hawthorne and his Mosses furent des éléments déterminants, bouleversants et féconds pour Melville, tant dans la fascination équivoque, presque érotique et du moins fraternelle exercée par Nathanael Hawthorne que dans la révélation de la puissance tragique, shakespearienne de l'œuvre à venir. Je cite Jaworski :

  " Ce que Melville reconnaît en Hawthorne, par une fascination immédiate, violente, passionnée, où l'affect a une placeessnetielle, c'est, soudain incarnée, une figure familière de sa mythologie intime, qui projette son ombre de manière obsédante dans tous ses livres depuis Taïpi : la figure complexe, —parfois distribuée entre plusieurs personnages —du compagnon d'aventure, ami et frère, (et amant rêvé, peut-être) avec lequel le narrateur entretient une relation presque gémellaire ou "siamoise", pour reprendre un terme que Melville affectionne. La différence d'âge confère en outre à Hawthorne, de quinze ans son aîné, une forme d'autorité quasi paternelle, non pas de celles qui écrasent, mais au contraire rassurent, légitimisent et permettent un dialogue libérateur avec l'autre, et surtout, dans pareil jeu de miroir, avec soi-même" (Pleiade, Notice, p. 1145).

3c. The Goney (Albatross). 

  Ce navire est mentionné au chapitre 52, dont le titre est The Albatross, "L'Albatros" (p. 267). Melville a eu auparavant, page 218, dans une note de bas de page, l'occasion de signaler que l'albatros est surnommé goney par les marins. Un site signale l'appellation conjointe de gooney-bird. Philippe Jaworski, dans sa note 3 de la page 218, explique que l'adjectif signifie "idiot", "sot", qualifiant sans-doute le manque d'expressivité de l'oiseau lorsqu'il escorte un navire en planant sans bouger la tête ni cligner des yeux ; il traduit l'adjectif par "benêt", en s'inspirant, écrit-il, "du nigaud, appellation familière du petit cormoran d'allure lourde et maladroite". Dés lors, il est amené à traduire le nom du navire par "Le Benêt", ce qui manque un peu d'allure marine. Dans sa description, Melville insiste surtout sur la couleur blanche du navire, et semble donc faire plutôt un lien avec le mot albatros et son étymologie fantaisiste issu du latin albus, "blanc" : "On eût dit le squelette d'un morse échoué, blanchi par les vagues comme par des foulons. Sur toute la hauteur de ses flancs, cette apparition spectrale était maculée de longues trainées de rouille aux reflets rougeâtres, tandis que ses espars et son gréement étaient pareils à d'épaisses branches enveloppées d'une fourrure de givre." Après que le capitaine, "penché sur le pavois blafard" , ait laissé tomber son porte-voix, l'Albatros va s'éloigner et disparaître, ombre fantômatique et de mauvaise augure.

 Henriette Guex-Rolle traduit par The Goney par "Le Diomède".

  3d) The Town-Ho (Chapitre 54).

De ce baleinier, seule l'histoire sera contée, à l'auberge The Golden Inn (l'Auberge Dorée) de Lima, mais une astérisque acollée au nom de Town-Ho! nous expliquera que "Tel est le cri que poussaient autrefois les vigies à la pomme de mât des baleiniers lorsqu'ils apercevaient les cétacés : il est encore en usage chez les baleiniers lorsqu'ils chassent les fameuses tortues des Galapagos". Il est fort peu probable que jamais navire baleinier de Nantucket ou d'ailleurs ne s'affubla d'un tel nom, et il faut plutôt voir là un effet de l'aimable effort de l'auteur pour plonger son lecteur, qu'il présume aussi peu salé qu'un fermier de l'Illinois, dans le bain linguistique des harponneurs de baleines. Lorsqu'il ne lance pas sa ligne onomastique dans la Bible du bon roi Jacques, il va ferrer ses prises dans ses meilleures encyclopédies sur la pêche baleinière.

Henriette Guex-Rolle traduit par "Le Town-Ho!", dans lequel l'oreille française entend mal à propos "le tonneau", alors que Jaworski traduit par "Holà, ho!"

3e) The Jeroboam. (chapitre 71)

      Traduction unanime : "Le Jéroboam". 

  Nous retrouvons ici le nom d'un roi d'Israël, un prédécesseur du rois Achab puisqu'il fut, de tous les rois d'Israël, le premier. Contestant au successeur désigné de Salomon la légitimité de son pouvoir, il prit la tête de dix tribus qui créèrent le royaume du Nord, laissant au sud le royaume de Juda avec deux tribus,sur lequel régnait Roboam. S'il est un trait commun entre le roi Achab et Jéroboam, c'est que tous les deux se rendirent désagréable à Yahvé : Jéroboam, soucieux de donner à son nouveau royaume son indépendance, alors que les tribus avaient perdu le lieu de culte de Jérusalem, appartenant au royaume de Juda, fonda deux nouveaux sanctuaires à Dan et à Bethel et y plaça deux veaux d'or. 

Jéroboam et Achab sont des rois impies adorateurs d'idoles, et qui repoussent les prophètes de Dieu leur envoie ; en baptisant de leur noms les baleiniers américains commandités par les quakers, Melville mène clairement la métaphore qui condamne, dans la chasse aux cétacés, une société avide de profit, adorant les veaux d'or et trahissant des alliances ancestrales.

Nous ne sommes pas étonnés que ce nom de navire soit attribué à un baleinier de Nantucket.

3f) The Virgin. (chapitre 81)

Ce navire de Brême porte un nom allemand, Jungfrau ("La Jeune Fille") que Melville traduit par The Virgin ("La Vierge"); Philippe Jaworski traduit Virgin par "La Pucelle" ; Henriette Guex-Rolle et Armel Guerne traduisent par "La Vierge". 

 Melville justifie son choix onomastique par une plaisanterie un peu lourde : comme ce baleinier allemand n'a pas réussi à pêcher la moindre baleine et qu'il n'a même plus d'huile pour sa propre consommation, l'auteur donne la parole à son capitaine, qui est monté à bord avec sa burette vide : " Son navire, dit-il en conclusion, était bel et bien ce qu'on appelle techniquement parmi les pêcheurs un navire "propre" (c'est-à-dire vide), qui méritait tout-à-fait son nom :le Jungfrau, ou la Pucelle." (p.389).

 Le nom du capitaine, Derick De Deer, mériterait peut-être une réflexion onomastique.

3g. The Rose-Bud. (Chapitre 91).

   Melville donne en anglais le nom de ce navire français, le Bouton-de-Rose, nom qu'il n'a inventé  qu'à la seule fin de se moquer de "this Crappoes of Frenchmen", ces "crapauds" ou grenouilles de Français qui, aussi piètres chasseurs que les allemands du Virgin, aussi incapables de se procurer même l'huile de leur propre éclairage, aggravent leur cas en chassant, dans une puanteur pestilentielle, les baleines mortes. C'est une scène de comédie où les américains roulent dans la farine le capitaine français, ancien fabricant d'eau de Cologne, par le truchement du second qui, étant de Guernesey, mérite d'être mieux traité et de se faire dépouillé seulement du précieux ambre gris de la baleine que Bouton-de-Rose a capturé.

  On voit que les Européens auraient de bonnes raisons de se plaindre de la façon dont ce roman les traite...si, en cette matière, la victime d'un mauvais tour ne rendait pas régulièrement la monnaie de la pièce au tour suivant.

 

2g. The Samuel Enderby. (Chapitre 100).

Traduction: Le Samuel Enderby.

  L'explication onomastique ne restera mystérieuse que jusqu'au chapitre 102, dont le début  est consacré à donner les renseignements nécessaires sur la société d'armement Samuel Enderby & Sons, très connue au XIXe siècle et à laquelle Edgar Poe fait allusion dans Les aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket (1838). 

 Samuel Enderby (1717-1797) est le fondateur de cette société qu'il céda à ses trois fils Samuel, Georges et Charles.  Elle armait 17 baleiniers en 1785, 68 navires en 1791. Les informations données par Melville ( et qui'l a trouvé dans l'ouvrage de Thomas Beale The Natural History of the Sperm Whale) sont vérifiées :

  • Armement de l'Amelia, navire commandé par le Capitaine James Shields qui franchit le Cap Horn pour chasser la baleine dans l'Océan Austral. Le commandemant des navires d'Enderby était confié à des américains, qui composaient également l'équipage, et c'est un certain Archelus Hammond de Nantucket qui tua le premier cachalot il au large des côtes du Chili le 3 Mars 1789. Amelia est retourné à Londres le 12 Mars 1790 avec une cargaison de 139 tonnes de l'huile de baleine .
  • Le 3 Août 1819, le navire baleinier Syren , détenue par Samuel Enderby & Sons et commandé par le capitaine Frederick Coffin de Nantucket, dans le Massachusetts , a visité les lieux de chasse hors du Japon . Le navire est retourné à Londres le 21 Avril 1822 avec une cargaison de 346 tonnes d'huile de sperme.
  • La participation de l'armement Enterby aux campagnes d'exploration de l'Océan et des Terres Australes est également confirmé, comme l'atteste, par exemple, le nom de Terre Enderby donné, en territoire antarctique australien, à la terre  qui s'étend du glacier Shinnan à la Baie William Scoresby : Elle a été découverte en février 1831 par John Biscoe et fut nommée d'après les Frères Enderby de Londres, les propriétaires du navire utilisé, le Tula.

Melville ne se trompait pas lorsqu'il présumait, en 1851, que  "la maison existe encore aujourd'hui", mais la faillite fut prononcée en 1854.

  Le baleinier Samuel Enderby a réellement existé, Jaworski nous révélant par une note de la page 485 qu'il fut construit en 1834, et qu'il n'est pas impossible que Melville ait "gamé" avec lui lors de ses navigations.

  On trouve dans les Mémoires de l'Académie de médecine Volume 5,  un mémoire de M. Keraudren intitulé Des propriétés du Sublimé corrosif pour la conservation du bois (p. 41), où il présente les résultats des travaux sur l'intérêt du deutochlorure de mercure par une commission de cinq membres nommés par M. le Ministre de la Marine et des Colonies. J'ai déjà eu partiellement à traiter du délicat problème de la conservation des matières organiques dans mes articles consacrés à la taxidermie Taxidermie et collections ornithologiques au XVIIIème et XIXème sièces. (1) et à la conservation des collections naturalistes ramenés par les navires d'exploration au XVIII et XIXe siècle. Les mêmes difficultés se présentent aux marins qui veulent préserver la toile des voiles, le chanvre des cordages, ou le bois des structures. L'acide sulfurique fut proposé, avant de réalisé qu'il corrodait les pièces métalliques ; puis diverses huiles végétales et animales. Un méthode éprouvée depuis Duhamel du Monceau consiste à faire mariner les bois dans l'eau de mer et/ou de les enfouir dans la vase, en les soumettant à l'alternance des marées : c'est l'origine, par exemple à Brest, des Parcs à Bois du fond de la Penfeld, des anses de Rostellec et de Kerhuon, copié à Lorient à Keronou. Les anglais tentèrent d'appliquer sur les bois de la Reine Charlotte, vaisseau de cent canons lors d'un radoub à Plimouth, "une espèce de marcassite "riche en arsenic, avant de constater un tel "engorgement des glandes" des ouvriers que deux d'entre eux en moururent. Là où l'Arsenic avait échoué, il fallait essayer le Mercure, remède à tout faire de l'époque, qui faisait merveille dans la syphilis, remplissait les thermomètres et les dents cariées (depuis 1850), s'appréciait comme antiseptique cutané (mercurochrome®), etc... Notre auteur Keraudren  aborde donc cette riche idée dans une deuxième partie, "De l'emploi du sublimé corrosif pour prévenir la carie sèche ou pourriture du bois et de son influence sur la santé des ouvriers et des marins". C'est dans celle-ci qu'il écrit, page 61, les lignes suivantes : " Le navire baleinier Le Samuel Enderby de cinq cent cinquante tonneaux et de trente-trois hommes d'équipage a été construit à Cowes, dans les chantiers de Mr. Wite. Sa charpente est entièrement préparé au sublimé, ses voiles et ses cordages ont subi la même préparation ; néanmoins les hommes qui ont travaillé à sa construction et à son gréement n'ont éprouvé aucune espèce d'accident, et ceux qui se blessèrent fortuitement furent promptement guéris. Ce bâtiment alla terminer son équipement à Londres, et les marins qui avaient mangé et couché à bord pendant environ deux mois avant le départ pour la pêche à la baleine, restèrent en parfaite santé. Si l'équipage de l'Enderby est en aussi bon état à son retour, ce sera sans-doute une expérience bien concluante en faveur de l'innocuité du sublimé corrosif."

Oui, l'équipage de l'Enderby était en bonne santé, et au retour d'une aimable croisière de 29 mois dans les Mers du Sud (voisinant les degrés 1 à 5 de latitude Sud dans les Southern Fisheries) les différents témoignages du capitaine, de son second ou des armateurs étaient unanimes à chanter les mérites du "Procédé Kyan".

        On eut aussi l'idée d'utiliser les excellentes propriétés du mercure pour la conservation des graines de semence : voilà ce qu'en dit un rapport Piren-Seine de 2004:

Un grand nombre de composés de mercure ont été utilisés pour le traitement des graines, notamment celles des céréales, avant les semailles. Régulièrement des accidents liés à l'utilisation de ces graines pour la fabrication de farine et de pain a entraîné l'intoxication de populations (en Irak en 1956, 1960 et 1972, provoquant la mort de centaines de personnes et l'empoisonnement de plusieurs milliers d'autres. Des intoxications humaines similaires ont été enregistrées en 1961 au Pakistan, en 1963, 64 et 65 au Guatemala) (Bakir 1973). La Suède, qui utilisait à grande échelle des dérivés alkyl du mercure pour le traitement des graines, a par ailleurs montré comment la toxicité de ces graines avait provoqué la mort de nombreux oiseaux et de leurs prédateurs. Ces deux types d'événements ont participé au même titre que Minamata à la prise de conscience des dangers du mercure dans la deuxième moitié du XXe siècle. Au début du XXe siècle, le sublimé corrosif ou bichlorure de mercure était utilisé pour combattre les maladies cryptogamiques de la vigne et en particulier le black rot (Bouchonnet 1909, p.285). L'Angleterre a commencé à produire des dérivés organiques du mercure (essentiellement du diméthyl mercure) pour leur utilisation comme fongicide en 1914 (Hamilton 1949, p.113). Mais ce commerce ne s'est véritablement développé qu'à partir des années 1930 (Hunter 1975, p.315). A la suite des accidents des années 1960, l'utilisation des composés mercuriels pour traiter les semences a progressivement disparu. Les composés organo-mercuriques entraient également dans la composition de fongicides destinés à combattre les moisissures de la pâte à papier. La France a publié une circulaire le 5 janvier 1976 pour interdire tout usage de biocides mercuriels dans les papeteries, une directive européenne a prohibé l'utilisation d'anti-parasitaires mercuriels en 1979 (directive européenne 79/117) et la France a supprimé toutes les dérogations à cette directive en 1989.

On sait que les chapeliers qui utilisaient le mercure pour traiter les feutres, et qui respiraient les vapeurs mercurielles, "travaillaient du chapeau" et devenaient fous : c'est le modèle du chapelier d'Alice au Pays des Merveilles. Melville nous signale bien que le chirurgien du Samuel Enderby était atteint d'hydrophobie ; mais, renseignement pris, ce symptome est très courant dans la marine, notamment anglaise qui s'adonne...au thé. Il n'appartient pas à la sémiologie de l'intoxication mercurielle, tout au plus à celle de la Rage, dont il est un signe précoce, mais qui se transmet par les renards, assez rares sur les bâtiments de sa Majesté. Le sublimé corrosif n'est pour rien responsable, à notre connaissance, du comportement de Jack Labonde.

  N'est-il pas possible par contre que le Capitaine Achab ait navigué sur un navire soigneusement traité au sublimé ?

 Le Samuel Enderby a été construit par Thomas White à Cowes (île de Whight) en 1864 ; ce baleinier gréé en 1851-52 en trois-mâts barque, de 422 tonneaux en ancienne jauge, 395 tonneaux selon la jauge moderne, enregistré à Londres, avait une carène doublée de cuivre. Il avait été réparé et réaménagé pour ses suprastructures en 1847. Ses propriétaires furent la Société Enderby, puis en 1851 la compagnie South Sea Whaling, puis la Southern Whaling and Fishing Compagny. Il a été commandé par les capitaines suivants : William Lisle de 1836 à 1840 ; Watson de 1840 à 1844 ; Georges Gerre puis Charles Freeman en 1847 ; Joseph William Miller* en 1847-1849 ; Henderson de 1849 à 1852; Oliver de 1853 à 1854, date à laquelle il disparaît des registres de la Lloyds (Lloyds Register of Shipping). Il navigua sur la ligne Londres-Cowes, puis à l'île Maurice en 1851-52, puis dans les mers du Sud.

* second sur Samuel Enderby sous le commandement de W. Lisle.

  Melville navigua sur des baleiniers de 1840 à 1842 : s'il a rencontré le Samuel Enderby, celui-ci était sous le commandement du Capt. Watson; s'il en a entendu parler avant et pendant la composition de Moby-Dick, le navire était alors sous le commandement des capitaines suivants. En 1836, le chirurgien du  Samuel-Enderby se nommait Charles Penny : en 1867, il était signalé, à Hobarth, comme passager sur l'Alexander-Henry  (The Sydney Monitor Lundi 13 Février 1837). Je n'ai pas retrouvé les noms des autres chirurgiens.

  La South Sea Whaling Compagny a été créée par octroi à Charles Enderby d'une chartre royale l'autorisant à établir sur les îles Auckland une station baleinière permanente et une colonie. En effet, l'entreprise familiale Enderby était en déclin à la suite de pertes occasionnées par plusieurs expéditions ambitieuses dans l'Océan Austral, et surtout aprés l'incendie qui avait détruit en 1845 leur Corderie du quartier londonien de Greenwhich, Enderby's Hemp Rope Works. Pour sauver l'entreprise, Charles obtint une aide du gouvernement pour créer cette colonie, permettant aux baleiniers de caréner et de décharger leur cargaison. Charles Enderby fut nommé lieutenant-général des îles Auckland. En décembre 1849, il mena une expédition composée de trois navires transportant 150 colons, un chirurgien un ingénieur civil, des menuisiers de marine et divers animaux de fermes qui débarquèrent à Port Ross. Ils eurent la surprise d'y découvrir 70 maoris et leurs esclaves morioris. Les terres furent défrichées et la station baleinière montée, disposant de huit navires,  mais le climat froid, les précipitations excessives, la nature aride des sols, et l'absence de baleine capturée mena le projet à l'échec ; la colonie, baptisée Hardwicke, fut abandonnée en août 1852 par Charles Enderby, qui regagna Londres. L'entreprise familiale fut liquidée en 1854, et lui-même décéda dans la pauvreté le 31 août 1876. Quand aux îles Auckland, elles sont restées inhabitées. L'île la plus au nord de l'archipel porte le nom d'île Enderby.

  Dans cette aventure des îles Auckland, le Samuel Enderby, commandé par Henderson appartient, avec le Fanny et le Brisk à la liste des trois navires qui, partis de Plimouth le 17 août, appareillèrent de Nouvelle Zélande en décembre 1849 : Charles en personne était à bord du "Sammy",  avec 40 "mecanics" (mécanicien-monteur ?) et leur famille.

 

 quelques sources :

l'incendie de la corderie et Enderby House.

 

 

 

Geoges Glazer Gallery : THE SAMUEL ENDERBY, OF 422 TONS, WILLIAM LISLE, COMMANDER LEAVING COWES ROADS FOR LONDON, SEPT. 1834 par William Huggins

The Samuel Enderby

 

 Interessons-nous maintenant aux patronymes des officiers du Samuel-Enderby :

Le capitaine se nomme Boomer (Traduit par "Florissant" par Jaworski, ). Le second se nomme Mounttop ( "Duhaut-Dumont" par Jaworski,  ). Le ton débridé du capitaine et du chirurgien laisse présumé qu'une intention se cache derrière ces noms saugrenus, mais les patronymes choisis en traduction n'aident pas mon imagination à créer les associations libres nécessaires. Armel Guerne a choisi de conserver les noms de Boomer et de Mounttop. Henriette Guex-Rolle également, mais elle orthograpjhie "Mountop". Quelle astuce Melville y a-t-il caché ?  Mounttop, "Monte-la-d'sus" ? Boomer, "l'Explosif" ? ou bien "Et qu'ça saute?".

Le chirurgien se nomme Jack Bunger (Traduction "Jack Labonde" par Jaworski, "Bunger" par H.G.R). Son nom fait l'objet d'une note dans l'édition critique Norton de 2002 : " One who puts the bung (plug) into a cask of liquide, or (the case here), who pulls is out. The name signals the unreliability of the surgeon's claim to be a total abstinence man". "La bonde" se rapporte donc au tonneau, ou à la bouteille, que Bunger ne sait pas boucher ; néanmoins, comme d'autres noms de cette onomastique melvillienne, il semble que d'autres sens moins convenables pourraient être devinés, et que les trois noms de Boomer, Mounttop et Bunger soient de connivence. 

  Bunger pourtant un patronyme authentique, et si, en Antarctique, une chaîne cotière a été baptisée Bunger Hills, c'est pour avoir été photographiée par l'avion de reconnaissance de l'U.S Navy pilotée par David E. Bunger (en 1947).

  Armel Guerne a traduit par "Jack Bondon".

 

 

3h) The Bachelor. (Chapitre 115).

Traduction: "Le Célibataire", navire de Nantucket. Drôle de nom, que peut-il vouloir dire ici ? 

3i). The Rachel (Chapitre 128 Le Pequod rencontre la Rachel)

"La Rachel" est le nom d'un navire baleinier commandé par le capitaine Gardner, de Nantucket, un ami d'Achab. L'onomastique du nom du navire est claire, car lorsque le Pequod rencontre la Rachel, ce baleinier vient de perdre, la veille, une baleinière et son équipage, parmi lequel se trouve le propre fils de Gardner : ce dernier supplie donc Achab de participer aux recherches, mais Achab refuse avec d'autant plus de détermination qu'il vient d'apprendre que c'est Moby-Dick qui a entraîné la baleinière de la Rachel à sa perte. 

 En effet, "Rachel (hébreu רָחֵל (raḥel) : brebis),  personnage biblique de la Genèse, est la cousine et la seconde femme de Jacob : elle lui donne ses deux derniers enfants, Joseph et Benjamin, mais meurt des suites de cette dernière naissance. Sur son tombeau, à Béthlém, Jacob dresse une stèle (Genèse 35, 16-20) qui commémore autant la naissance inespérée du fils que la mort de la mère. Bien des siècles plus tard, Saül, descendant de Benjamin, reçoit l'onction de roi. Il est le premier messie royal d'Israël. Aussitôt le prophète Samuel l'envoie au tombeau de Rachel (1 Samuel 10, 1-2). Les premiers pas du premier messie le portent vers le tombeau qui rappelle qu'un fils est sorti vivant contre toute attente.

  On ne voit là aucun rapport avec le chapitre où la Rachel tire des bords dans le Pacifique à la recherche de l'équipage de la baleinière. C'est la citation de l'évangile de Matthieu, qui cite le prophète Jérémie, qui est explicite : "Alors Hérode, voyant qu'il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléhem et dans tout son territoire, selon la date dont il s'était soigneusement enquis auprès des mages. Alors s'accomplit ce qui avait été annoncé par Jérémie, le prophète: « On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations: Rachel pleure ses enfants, Et n'a pas voulu être consolée, Parce qu'ils ne sont plus. » " La citation de Jérémie 31:15, qui annonce la déportation des enfants d'Israël à Babylone, est la suivante :"Ainsi parle l'Eternel: On entend des cris à Rama, Des lamentations, des larmes amères; Rachel pleure ses enfants; Elle refuse d'être consolée sur ses enfants, Car ils ne sont plus."   (Ramah est une ville du territoire de la tribu de Benjamin, ville où est né Samuel ).

  C'est donc uniquement sur le plan métaphorique et prophétique lié au massacre des Innocents et à la destruction de Jérusalem que Rachel, qui mourut en réalité avant ses enfants, peut être décrite comme une mère pleurant ses enfants, et ne pouvant être consolée.

  Le thème de la mort des enfants a déjà été évoqué par la figure du forgeron Perth, qui, par sa faute, a conduit ses enfants à la mort. Lorsqu'il forge, les étincelles qui tourbillonnent autour de son front sont comparés à des pétrels tempête, âmes défuntes suivant inlassablement les navires. Les marins les surnomment Mother Carey's childrens, les enfants de la Mère Carey.

  La Rachel possède une place majeure dans le récit puisque le nom de ce navire apparaît à la dernière phrase de Moby-Dick, dans l'Épilogue : "Le second jour, une voile parut, s'approcha, et me recueillit enfin. C'était la Rachel à la course errante : ayant rebroussé chemin pour continuer de chercher ses enfants perdus, elle ne trouva qu'un autre orphelin."

  On voit combien est polyvalente la figure de Rachel dans la Bible et dans le roman : mère mourrant en donnant la vie ; mère pleurant ses enfants perdus : mère errant à leur recherche ; mère en dernier lieu salvatrice du héros Ismaël. Du deuil d'une mère, puis du deuil d'enfants, on termine par le mot "orphelin". Herman Melville avait perdu son père à l'âge de 12 ans.

 

 

 

3j) The Delight.  (Chapitre 131)

Traduction "La  Joie." (Henriette Guex-Rolle), "Le Délice" (Armel Guerne), "Le Délices" (Jaworski). 

  Le nom du navire est commenté par le texte : "and another ship, most miserably misnamed The Delight, was descried", ce que Armel Guerne traduit littéralement et fidélement par  par "Un autre vaisseau, qui portait misérablement son nom de "Délice"", alors que Jaworski choisit : "L'on signala un autre navire, malencontreusement appelé Le Délices."

  Du point de vue du narrateur, le nom du navire est malencontreux, puisqu'après le Rachel et sa baleinière perdue, Le Pequod qui poursuit avec acharnement le cachalot blanc rencontre une autre navire baleinier victime de Moby-Dick, et qui s'apprête à immerger le cadavre d'un des six matelots tués la veille par le cétacé. Mais du point de vue de Melville, qui a précisément choisi ce nom parmi tant d'autres, il est parfaitement approprié à son dessein. Résoudre les raisons de ce choix permettrait de mieux comprendre le dessein, et, a contrario, connaissant par ailleurs le dessein melvillien, nous pouvons présentir les raisons du choix.

 J'ai consulté le dictionnaire (Online Etymology Dictionary) : "delight (n.) c.1200, delit, from Old French delit "pleasure, delight, sexual desire," from delitier "please greatly, charm," from Latin delectare "to allure, delight, charm, please," frequentative of delicere "entice" (see delicious). Spelled delite until 16c. when it changed under influence of light, flight, etc.  "

  On trouve donc la notion de jouissance, et de jouissance sexuelle (il ne serait pas diificile de souligner combien celle-ci sous-tend l'œuvre) , celle de charme (envoûtement d'Achab, qui s'accroît face aux prouesses combattives de son adversaire), et on y trouve souligné aussi la contamination du mot par light, "lumière" (l'une des clefs du roman étant l'opposition entre Bien et Mal, Lumière et Obscurité, Dieu et Satan, Naissance et Destruction, etc...) et surtout fight, "combattre". 

  L'interprétation la plus simple du nom de navire est d'y voir un effet d'oxymore, les 'délices" annoncées se révélant funèbres, et la chasse glorieuse du "Maître-et-comme-possesseur-de-la-nature" virant au piteux cauchemard, pour ceux que n'exaltent pas les fièvres d'un défi faustien ou prométhéen. Mais, sans que je puisse aller plus avant, il me semble que le nom ne vaut pas que par son contraire : de vrais délices, puissamment sexuels et puissamment jouissifs (les "suppliciantes délices" A. Gide), sont aussi en jeux, et lorsque Melville s'accuse d'avoir créé un nom "most miserably misnammed", il les dissimulent habilement, tout en les énonçant toutes voiles dehors.

  Qu'aurais-je choisi pour traduire Delight : "Ravissement", pour le double sens du mot "ravir" ? 

 

  

3. Autres noms.

 

Les officiers: 

Starbuck : " Nom d'une célèbre famille quaker de baleiniers établie à Nantucket au XVIIe siècle. Mary Starbuck, dont la jeune femme du seond porte le prénom, avait contribué à propager la foi quaker au début du XVIIIe siècle en créant la Société religieuse des Amis. Thomas Starbuck est l'un des personnages du roman de Joseph C. Hart Miriam Coffin." (P. Jarowski, op. cité p. 1204).

 La marque de café Starbucks a été créée en 1971 à Seattle par Jerry Baldwin,  professeur d'anglais, Zev Siegel, professeur d'histoire, et l'écrivain Gordon Bowker, tous trois passionnés de café et soucieux de témoigner du passé maritime du négoce du café. Gordon Bowder proposa de nommer la marque du nom du baleinier de Moby-Dick, mais Terry Heckler, créateur du logo, a rétorqué "Mais personne ne boira une tasse de Pee-quod !". Les associès remuèrent leurs méninges, et c'est le nom du premier lieutenant du bord qui en sorti, Starbuck. 

 

 Le premier logo se compose d’un cercle – rappelant un hublot – de couleur marron au centre duquel trône une sirène couronnée avec deux queues et la poitrine apparente Le choix de la sirène comme mascotte, et plus largement de toute l’imagerie maritime qui accompagne la société, s’explique par ses racines profondément ancrées dans la mer : « Nous voulions évoquer la tradition des voyages maritimes qui a accompagné l’histoire des premiers exportateurs de café, ajoute Steve Barrett. Cela a amené Terry Heckler à se tourner vers de vieux ouvrages de marine pour y puiser son inspiration. Ainsi il a basé son design sur une gravure scandinave datée du 16ème siècle représentant la figure d’une sirène. Pour ce qui est de la riche et profonde couleur brune du logo, elle fut choisie pour rappeler la nuance chaude des grains de café torréfiés. Et ces nuances de marron sont effectivement très vite devenues le symbole du café aux yeux des milliers de buveurs de café en Amérique du Nord. » Voir toute l'histoire du logo.

 

 

  

Starbucks+Brown.jpg

Stubb :

"Stubbs (avec un s ) est un nom relativement courant dans les registres d'état-civil de Nantucket (Nantucket Vital Records) de l'époque ; le nom "Stubb", en revanche, n'y figure pas. Le mot stub en anglais signifie "souche", "chicot", "bout" : il peut donc suggérer le caractère direct, brusque et peu subtil du personnage. (P. Jaworski, op. cité, p. 1205).

Le dictionnaire propose aussi pour l'anglais stub le sens de "souche d'un arbre", "talon" (d'un ticket)", "mégot", "bout (de crayon, de chandelle)" ; il rentre dans la composition de pay stub, "fiche de paye". Comme verbe, il signifie "heurter" (son orteil), "écraser un mégot" (he stubbed out the cigarettes in the ashtray).

Flask.

  "Le second lieutenant incarne la médiocrité. L'assimilation de Flask à "une fiole vide" au chapitre 134 (p.604) fait référence à la signification du mot anglais flask, "fiasque", "flacon" ". (P. Jaworski, op. cité p. 1205).     On peut aussi le traduire par "gourde". 

Au chapitre 48, Flask est surnommé little King-post, traduit p. 247 par Jaworski par "le petit plançon" (le plançon est une tige d'osier, de saule ou de peuplier préparée pour servir de bouture), et par Henriette Guex-Rolle par "Le petit Cabrion", le cabrion étant un terme de marine désignant un madrier pour l'arrimage des caisses à eau, ou une pièce de bois servant à raffermir les affûts. King-post désigne à terre une pièce verticale de charpente, élément d'une ferme de toit. Le chapitre 27 nous explique que son surnom illustre son endurance :

"De même que l'on distingue dans les clous de charpentier les clous forgés et les clous découpés, de même l’humanité peut être divisée en deux catégories. Le petit Flask comptait au nombre des clous forgés faits pour river fermement et durer longtemps. A bord du Pequod on le surnommait Plançon,, parce que sa forme pouvait rappeller ces madriers courts et carrés connus des baleiniers de l’Arctique sous ce nom, qui, pourvus d’allonges latérales disposées en rayons, permettent de protéger le navire du heurt des glaces dans ces mers impétueuses." (p. 143)

 

 

Les harponneurs:

 

a). Queequeg (et Yojo).

Queequeg dans le texte original, traduction : "Queequeg" ( Henriette Guex-Rolle), "Quiequeg" (Armel Guerne), "Quiqueg" (Jaworski).

L'article Whence come you, Queequeg? de Geoff Sanborn, paru dans" American Literature " Vol. 77 N°2, Juin 2005 révèle que ce personnage est né après la lecture par Melville de Les Néo-Zélandais (1830), de Georg Lilie Craig, sur le modèle du noble sauvage maori nommé Tupai Cupa. Quiqueg est le fils du roi de l'île de Kokovoko, toponyme inventé par Melville sur des sonorités polynésiennes évoquant entre-autre celles du mot Toi moko.

Les Toi Moko.

Les têtes réduites de guerriers tatoués sont caractéristiques de Nouvelle-Zélande où elle portent le nom de Toi-Moko ou Moko-mokai (alors que le tatouage permanent du visage porte celui de Tā moko, moko signifiant "tatouage". Depuis  25 ans, le pays tente de récupérer quelques unes des  têtes répertoriées et dont certaines sont conservées dans des musées. Celle du Muséum d'histoire naturelle de Rouen a été restituée en 2011 ; puis l'ensemble des 20 têtes conservées dans les collections françaises ont été restituées en 2012.

Après leur première découverte de ce rite par le Capitaine Cook, l'intérêt de l'Europe pour ces têtes incita les Maories à en faire commerce, organisant des raids contre leurs ennemis ou capturant des esclaves pour les décapiter et tatouer leur tête post-mortem avant de les faire sécher pour les vendre.   Leur commerce a été interdit en Angleterre en 1831. On comprend que Queequeg ait-eu des difficultés à écouler sa lugubre marchandise ("le marché est saturé" (p.38).

  Les voyages français d'exploration ramenèrent dans les cales des navires quelques têtes : le Musée de Sens en conservait une ramenée du voyage de Dumont-Durville sur l'Astrolabe de 1827 ; celle du Musée de la Marine avait été rapportée de Nouvelle-Zélande le 5 avril 1824 par René-Primevére Lesson, chirurgien et botaniste de la corvette La Coquille lors de son tour du monde sous le commandement de Duperrey.

Celles des Museum de Rouen et de Nantes  et l'une de celles du Muséum National d'Histoire Naturelle ont un intérêt littéraire en rapport avec Gustave Flaubert : Celle du MNHN avait appartenu à Maxime du Camp, l'ami de Flaubert et son compagnon de voyage en Bretagne comme en Orient. Gustave Flaubert rapporte dans Par les champs et par les grèves de 1847 comment il avait découvert au Muséum de Nantes une Toi-Moko, celle donnée en 1826 par le chirurgien de marine François-Louis Busseuil qui l'avait recueillie en Nouvelle-Zélande lors de son tour du monde sur la Thétis de 1824-1826 :

  "La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et luisantes à force d’être boucanées, superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de vieil argent. La première...On a mis prés d'elle une tête d'homme de la Nouvelle-Zélande, sans autre ornement que les tatouages qui l'ont engravée comme des hiéroglyphes et  que les soleils que l'on distingue encore sur le cuir brun des joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux noirs, débouclés, pendants et qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de langueur. On comprend en la regardant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue, ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la guerre, son amour pour ses armes, ses soubresauts soudains, sa paresse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves en regardant la mer."

 

Quand au Museum d'Histoire Naturelle de Rouen, son rapport à Flaubert est moins direct : ce musée a été dirigé en 1828 à sa création  par un chirurgien élève de Cléophas-Achille Flaubert (le père de Flaubert) du nom de Felix -Archimède Pouchet ; le fils de ce dernier, Georges Pouchet (1833-1894) professeur d'anatomie comparée, compte parmi les amis proches de Flaubert. C'est à ce Musée que Flaubert emprunta le perroquet qui est le héros animal de Un cœur simple. Surtout, Felix-Archimède Pouchet avait rassemblé au Museum une collection de moulage de crânes (actuellement conservée au Musée Flaubert et d'Histoire de la médecine) qu'il avait commandé  auprès du musée de la Société phrénologique de Paris, inauguré en 1836 et principalement conçu par Pierre-Marie-Alexandre Dumoutier. Une correspondance conservée dans les archives du Muséum atteste d’une première commande de seize têtes et d’un moulage de cerveau auprès de madame Dumoutier. Son mari était alors à bord de l’un des navires commandés par Dumont d’Urville à l’occasion d’une expédition au pôle sud et en Océanie (source : http://criminocorpus.hypotheses.org/4330).

 Dumoutier avait été en effet embarqué sur l'Astrolabe comme "préparateur d'anatomie et phrénologiste" sur décision de Dumont-Durville, phrénologue également. (Source : Ackerknecht 1956). On voit le lien étroit qui réunit l'engouement de l'époque pour la phrénologie et la tendance à collectionner des crânes, dont des têtes maories.

 L'influence de la phrénologie est perceptible dans Moby-Dick à plusieurs reprises, sous forme directe.

Tout cela ne me donne pas de piste pour comprendre comment Melville a choisi Queequeg come patronyme de son "bon sauvage".

 A défaut, j'ai trouvé sur le net :

— cet extrait de la présentation de l'édition Pléiade par Philippe Jaworski : Au chapitre XVIII, Ismaël présente au capitaine Peleg, armateur du Pequod, son ami Quiqueg (Queequeg dans l’original), espérant le faire engager comme harponneur. Peleg, quaker bon teint de Nantucket, ne parvient pas à répéter correctement le nom du sauvage. 

Peut-être veut-il éviter d’avoir à prononcer un nom païen, peut-être ne l’a-t-il pas bien compris. Quoi qu’il en soit, il lui substitue un mot vaguement ressemblant, quohog, qui désigne en Nouvelle-Angleterre une grosse palourde, et glisse ensuite à un autre mot proche par le son du premier, hedgehog (« hérisson »). Partant d’une forme francisée du nom polynésien, Quiqueg, nous avons exploité quelques-uns des mots où se retrouve le couple de consonnes c / q ou q / c. Si les repères familiers de l’armateur ont disparu en français, les substituts du nom du sauvage qui viennent maintenant sur ses lèvres révèlent d’autres facettes du personnage : « Allons… dites à votre Qui… Quiconque… Quelconque ? comment l’appelez-vous ?… Dites-ce à ce Quiconque d’approcher. Par la grande ancre, quel harpon il porte ! […] Il nous faut absolument ce Quinconce… je veux dire Quiconque… dans l’une de nos pirogues. »

— Une discussion onomastique sur Queequeg : http://kn0l.wordpress.com/queequeg-le-maori-ou-kuikoe-le-marquisien/

L'auteur, Stéphane Jourdan, pense que le nom Queequeg aurait pu être inspiré à Melville par celui  d'une plante parasite qu'il aurait entendu aux Marquises : Kūiko’e, ce qui signifie "celui qui n’a pas de mère". Prononcé par un anglais, cela donnerait quelque chose comme Queequeg. Le nom scientifique de la plante est Decaisnina forsteriana (J.A. Schultes & J. Schultes)  et rend hommage au botaniste Johann Reinhold Forster, ou à son fils Georg, qui embarquèrent tout deux sur la Resolution durant le deuxième voyage de Cook de 1772 à 1775. Cette plante est nommée en anglais  Red Mistletoe, ("Gui rouge"). 

Un commentateur a fait remarquer, en faveur de la signification "sans mère" cryptée derrière Queequeg, que  le dernier mot du roman, était "orphelin", que la thématique du veuvage et des orphelins était importante dans le récit , et que dans le chapitre 12,  la mère de Queequeg n’est pas mentionnée. “His father was a High Chief, a King; his uncle a High Priest; and on the maternal side he boasted aunts who were the wives of unconquerable warriors.” 

Melville a séjourné aux Marquises après sa désertion du trois-mâts baleinier « Acushnet », le 8 juillet 1842, à Taiohae, île Nuku-Hiva . Avec un autre marin, il se réfugia dans la vallée de Taipivai où vivaient les tribus Hapaa et Taipi connus pour leur cannibalisme. Le 9 août,  il embarquait sur le baleinier Lucy Ann  qui l’emmènait à Tahiti. Son séjour forme la base des romans autobiographiques Taïpi et Omoo qui   décrivent notamment en détail les conditions de vie des tribus indigènes.  

 

b) Tashtego, "un Indien de race originaire de Gay-Head, le promontoire le plus occidental de Martha's Vineyard, où subsistent les derniers vestiges d'un village de Peaux-Rouges, qui donne depuis longtemps à l'île voisine de Nantucket nombre de ses plus hardis harponneurs" (p. 144).

 C'est à Gay-Head (actuellement Aquinnah) qu'est né Amos Smalley (1877-1961), le harponneur qui a tué en 1902 "Moby-Dick", ou, du moins, un cachalot blanc de 90 pieds de long. Gay-Head est l'un des plus anciens site de pêche des cétacés par les indiens Wampanoag, pêche pratiquée alors à partir du rivage puis à l'aide de petites embarcations. Gay-Head est l'une des trois réserves établies au XVIII et XIXe siècle sur  Martha's Vineyard, avec Chappaquiddick et Christiantown.  

Une compagnie de production de films de New York a pris le nom de Tashtego Films ; Tashtego Punta est le nom d'une pointe en Antarctique.

 Je ne peux m'empêcher d'en recopier la description par Melville : on verra comment s'y travaille, sous le signe du Noir, de l'étrangeté et de la pureté, et par le biais du thème de la chasse, celui de l'animalité, laquelle va glisser vers le satanisme :

" les longs et fins cheveux noirs de Tashtego, ses pommettes hautes, ses yeux de jais très ronds,— d'une dimension toute orientale pour un Indien, mais avec des scintillements polaires —, tous ces traits désiganient assez en lui l'héritier de ces fiers chasseurs guerriers au sang pur qui, lancés à la poursuite du grand élan de Nouvelle-Angleterre, avaient battu, l'arc à la main, les forêts primitives du continent. Tashtego, pourtant, ne suivait plus au flair  la trace des bêtes des bois, mais le sillage des formidables baleines de l'océan, l'infaillible harpon du fils remplaçant opportunément la flêche impeccable des pères. A voir son corps fauve, souple et musculeux aux lignes serpentines, vous eussiez été tenté d'accorder foi aux superstitions de certains des premiers puritains et de voir dans ce farouche Indien un rejeton du prince des Puissances de l'Air*. Tashtego était l'écuyer de Stubb, le premier lieutenant."

* "c'est-à-dire le diable (Voir Épitre de Paul aux Éphésiens, II,1-2) " (Jaworski, op. cité p. 1205)

 

c) Daggoo

           Traduction : Daggou (Jaworski) 

Melville a placé délibéremment ses trois harponneurs sous le signe du sauvage et du paganisme, et on se rappelle que c'est par le sang de ces trois paiëns qu'est baptisé le harpon par lequel Achab va chasser Moby Dick.

 

Autres :

Perth, le vieux forgeron du Pequod (chapitre 112).

 Je ne trouve pas d'autre signification du mot anglais Perth que de renvoyer à des noms de ville, dont en premier lieu la ville australienne, capitale de l'Australie Occidentale ; et je ne voyais là aucun rapport avec le forgeron du bord. Pourtant, la note 2 de la page 540 de Philippe Jaworski m'incite à considérer que Perth, ancienne capitale du royaume d' Écosse, (Peart / Pairt, dérivant d'un mot signifiant "bois") est proche des collines de Birnam et Dunsinane. On se souvient alors de la prophétie faite au roi, dans Macbeth de Shakespeare, "Macbeth jamais ne sera vaincu avant que le grand bois de Birnam n'atteigne la haute colline de Dunsinane et ne marrche contre lui." (Acte IV, scène 1). Outre que l'influence de Shakespeare est considérable sur la composition de Moby-Dick, cette prophétie est clairement reprise par celle faite par Fedallah à Achab : "Le chanvre seul peut te tuer". Le capitaine l'interprète en pensant que seul la condamnation à la pendaison, forcément à terre, peut l'atteindre, et il se considère comme invulnérable face au cachalot. Il occulte la matière dont est faite la ligne de son harpon, en bon chanvre américain.

 

 

Faut-il pousser l'érudition jusqu'à étudier la racine grecque πέρθω / pérthô, « détruire, mettre à sac, piller »,  le radical perth- étant issu de l'indo-européen bher-, « couper » (In étymologie de Persée) ?

  

  Par contre, pour rester dans la mythologie, la fonction du personnage, et sa boiterie, évoquent le dieu Héphaïstos. Il est évident que le portrait du forgeron cache une intention, une cryptographie, et l'hypothèse de la figure d'Héphaïstos, forgeron des flèches d'Apollon et d' Artemis ou de la foudre de Zeus, est assez tentante. Si on a en tête le tableau de Rubens au Prado Héphaïstos forgeant le foudre de Zeus, on lit autrement le passage où Perth forge le harpon d'Achab.

(Source : Wikipédia)

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  Il y aurait trop à dire sur la dimension mythique du personnage, directement et explicitement lié au mythe prométhéen qui embrase Achab : il faudrait alors analyser phrase après phrase 112 et 113. A celle-ci s'ajoute la dimension saturnienne, ou mélancolique, qui reprend le thème du chapitre 1 : ayant perdu par sa faute (son éthylisme) son travail, son foyer, sa charmante épouse et les têtes blondes de ses enfants, il choisit, plutôt que la Mort, ou, en guise de mort, l'embarquement sur un baleinier : 

  "mais la mort n'est qu'un départ pour les régions de l'étrange inexploré, le premier salut adressé aux possibilités de l'immense lointain, du monde illimité des eaux. C'est pourquoi aux yeux de ceux qui aspirent à la mort, mais que des scrupules retiennent encore devant le suicide, l'océan qui donne à tous et reçoit chacun — l'océan déploie les séductions de ses vastes plaines aux terreurs inimaginables, fascinantes, et les aventures merveilleuses d'une vie nouvellle. Mille sirène, du cœur de ses Pacifiques infinis, leur adressent leur chants: Viens à nous, cœur brisé ; tu connaîtras une autre vie, libre du péché de la mort qui est passage ; tu connaîtras ici, sans mourir, des prodiges d'un autre monde." (p. 529)

 C'est le génie littéraire qui permet, tout en s'inspirant d'un personnage mythologique, tout en suivant une métaphore, d'y fusionner d'autres éléments pour créer un personnage de roman unique. Perth, brûlé, comsumé par le remords ou la honte, erre sur les Océans, mi démiurge, mi-Caïn (hébreu קין qayin, "forger"). 

 Aussi puis-je regretter que la traduction ne rende pas entièrement compte de ce très beau passage où Perth, battant le fer sorti de l'enclume et environné d'étincelles, est interrogé par Achab : "Are-these thy Mother Carey's Childrens, Perth ?". Jaworski traduit, exactement, "Sont-ce là tes pétrels, Perth ? Ils ne quittent jamais ton sillage." On devine que ces pétrels-tempête (storm-petrels) qui suivent fidélement le sillage de Perth (Perth /Petrel) sont ses remords et ses hantises, mais la tradition anglo-saxonne qui les surnomment Mother Carey's Childrens, les enfants de la Mère Carey, dame Blanche féérique qui hante les mers souligne d'avantage que ces pétrels, où les marins voient l'âme des marins noyés, sont ici les enfants décédés de ce Père du Feu volants en incandescences autour de son front.

 

"Smut".

  Ce nom apparaît au chapitre 108 dans la bouche du charpentier : "Come, come, you old Smut, there, bear a hand, and let's have that ferule and buckle-screw" , "Allons, mon bon Noir-de-Fumée, aide-moi...et termine cette virole et cette boucle à vis, je vais en avoir besoin dans un instant." (Jaworski p. 511). Ce surnom est adressé au forgeron Perth, comme le confirme à la page suivante l'échange entre Achab et le charpentier : "Le forgeron, qu'est-il en train de faire ? — Il doit forger la boucle à vis, en ce moment".

Une note de l'édition critique Norton de 2002 précise (p. 358) : "Smut : sailor's name of the blacksmith (from the soot he works in)" : Smut : nom donné par les marins au forgeron ( qui travaille dans la suie)". Le dictionnaire Collins donne  deux significations Smut :"charbon", salissant comme la suie, mais aussi : smutty : "sale, indécent, pornographique, obscène". Il provient de l'allemand schmutzen, "salir".

  On comprend donc que la traduction "mon bon Noir-de-fumée" laisse peut-être de coté un sous-entendu gentiment injurieux. Henriette Guex-Rolle ne traduit pas et garde le nom Smut.

Pippin, ou Pip,

  le mousse, ou "cabin boy", garçon de cabine : son nom est un surnom venant de "pépin", témoignant sans-doute de ce qu'il est noir. Les cabin boy avaient habituellement 14 à 16 ans.

  Devenu fou après avoir été abandonné en pleine mer parce qu'il a sauté à deux reprises de la baleinière, il est comme adopté par Achab et installé dans sa cabine. Il joue alors un rôle analogue au "fou du roi", et notamment du fou qui accompagne le roi Lear.

Fedallah :

  Le travail a déjà été fait, et il me suffit de recopier la note 1 de la page 247 de la traduction de Jaworski : " Selon Dorothee M. Fonkelstein (Melville's Orienda, New york, Octagon Books, 1971, p. 223-239), le nom Fedallah signifie en arabe " Le Sacrifice [ou la Rançon] de Dieu". Elle précise qu'à l'époque de Melville le terme fedai ("celui qui se dévoue" ou "celui qui sacrifie sa vie" désignait les "anges vengeurs" envoyés par le "vieil Homme de la Montagne" , chef de la secte des Assassins [Hashashin] mentionnée par les Croisés, Marco Polo, Samuel Purchas et autres voyageurs au Moyen-Orient. Fedallah, qui est décrit comme un vieillard, peut être rapproché du chef de cette confrérie secrète musulmane (VIII-XIVe siècle). C'est à l'époque de Melville que le sens du mot "Assassin " et les caractéristiques de cette secte commencèrent à être connus grace aux travaux de l'orientaliste Sylvestre de Sacy (1758-1838).  Mansfield et Vincent (Moby-Dick, p. 729-734) mentionnent entre autres sources possibles du nom Fedallah un article anonyme du Specta

tor (n°578 du 9 août 1714 [sic] ) sur le problème de "l'identité personnelle" qui cite abondamment John Locke et résume un conte persan mettant en scène un jeune roi vertueux, Fadlallah ("grâce de Dieu"), victime d'une possession démoniaque. La conception de fedallalh doit sans-doute beaucoup au passage des Confessions d'un mangeur d'opium anglais où de Quincey évoque un personnage qui apparaît mystérieusement sur le seuil d'un cottage anglais, portant un turban et des pantalons flottants ..."etc...

 

  Je voudrais pour ma part souligner que Fedallah est le harponneur d'Achab, et, comme les trois précédents harponneurs, il accumule dans sa description les traits ayant rapport avec la "race" étrangère et ceux  se rapportant avec l'inhumanité,  l'animalité et du satanisme. Dans ces derniers registres je souligne : entre ses lèvres d'acier saillait maléfiquement, une dent blanche. ...Mais curieusement un turban d'une blancheur éclatante couronnait cet ébène : sa crinière, tréssée et enroulée plusieurs fois sur sa tête. D'une complexion moins bistrée, ses compagnons de cet individu avaient le teint vif, jaune roux du tigre particulier aux indigènes de Manille, une race célèbre pour la subtilité diabolique de ses ressourceset que certains  honnêtes marins blancs jugent composée des espions à gage et des agents secrets du diable sur l'eau...Paré, Fedallah? Paré, lui fut-il répondu dans un sifflement.

 

Fleece :

  C'est le cuisinier noir, vieux et boiteux du bord.

Traduction  "Laine-de-mouton" (Jaworski), "Toison" (Henriette Guex-Rolle) : c'est l'un des noms de personnage les plus fascinants du roman. Le mot anglais fleece signifie :

— nom : fleece  : "toison" Sheep's fleece, "toison d'un mouton", donc" peau de mouton, laine de mouton", et par extension moderne pour un vêtement isolant du froid, "molleton", "polaire".  Dans l'expression the Golden Fleece, le terme désigne la Toison d'or que Jason et les Argonautes partent conquérir en Colchide.

— verbe : to fleece "tondre", "tondre la laine sur le dos de", "plumer, voler, escroquer".

  Une fois de plus (mais tout l'art onomastique est là), la polysémie du mot permet à Melville de jouer avec notre imagination : nous pourrons y voir une allusion aux cheveux crépus mais blancs du vieil homme, ou bien au contraire un sobriquet qualifiant par son contraire la couleur du" vieil ébène" (p.331), ou un lien entre la croisière du Pequod et la quête de cette Toison d'Or qu'est le cachalot blanc, ou y entendre à demi-mots une dénonciation de la façon dont les Blancs ont tondu, continuent à plumer les Indiens et les Noirs. Cette dernière interprétation se fera d'autant plus forte lque le cuisiner sera surtout en scène au chapitre 64, "Le Souper de Stubb". Dans cette scène, on voit l'officier se faire préparer un steack de baleine, à minuit, puis reprocher cruellement au cuisinier la cuisson excessive de la viande, et le contraindre, comme par brimade, à aller s'adresser aux requins qui dévorent la carcasse de la baleine avec la même avidité sanguinaire que celle de Stubb. C'est la proximité de ces requins, ces milliers de requins qui, "se vautrant", "se goinfrant goulûment", trouble le repas de Stubb par le claquement de leurs machoires ; et c'est la proximité de leur cruelle voracité avec celle des hommes qui fait écrire à Melville, après qu'il ait décrit les requins attirés par victimes des combats navals, ou par les esclaves nègres que les négriers jettent par dessus bord, " la chose n'en demeurerait pas moins ce qu'elle est —une sinistre et requineuse affaire, à queque bord qu'on appartienne".(p. 329)

  Fleece — appellons le Laine-de-mouton —, sur l'ordre de Stubb, se penche donc sur le bastinguage pour adresser aux squales ce morceau d'anthologie  qu'est son Sermon aux requins. Depuis ses premières pages, Melville a souligné de traits animaux ses portraits d'Indiens, de Noirs et des hommes d'équipage : il va montrer ici combien Laine-de-mouton, que nous voyions dans le regard de Stubb comme un être primitif ou demeuré, se révèle capable de communiquer avec les animaux. Et la parole de Laine-de-mouton, ce sabir qu'il est difficile de transcrire autrement qu'en reprenant les stéréotypes "petit-nègres" du colonialisme, va se révéler une Langue des oiseaux superbement cocasse et poétique et suprêmement sage.

 L'officier blanc (et sans-doute avec lui tout un pan de la société américaine, un large pan de la socièté européenne, une trés large partie de l'esprit de conquête de de domination, et, soyons généreux, tout l'ensemble de l'esprit de lucre de l'humanité) va se confondre avec les requins, et, en face de lui, Laine-de-mouton, dans sa sage innocence bafouée et humiliée, va se dresser comme une force animale d'une autre nature, intuitive, saine, mesurée et bon-enfant ; Stubb n'entendra pas ce Sermon aux requins qui s'adressait à lui, continuera à persécuter Laine-de-mouton, mais celui-ci aura, in petto, le dernier mot : "J'veux bien être pendu s'il n'est pas plus requin qu' Maître Requin lui-même!".

 La traduction française ajoute encore un grain de drôlerie à cette "requinade" et à cette "moutonnade" en qualifiant le cuisinier de "coq".

 

Dough-Boy :

traduction Boulette-de-farine (Jaworski) ; Dough signifie "pâte", (dough-nut : "beignet", transposé en donut comme chaque émule d'Homer Simpson le sait). On pouvait aussi traduire par Bonne-Pâte.

Armel Guerne a traduit par "Mie-de-pain" ; Henriette Guex-Rolle par "Pâte-Molle".

C'est le maître d'hôtel (the steward), dont la pâleur est plusieurs fois soulignée : cette pâleur peut expliquer son surnom.

Archy :

homme d'équipage qui apparaît page 223.

Cabaco,

  homme d'équipage qui dialogue avec Archy à la même page 223 ; c'est un Cholo, metis d'espagnol et d'Indien péruvien.

 Les Instructions pour remonter la côte du Bresil pour la Côte méridionale du Brésil et le Rio de la Plata par Charles Philippe de Kerhalet (1841) décrivaient, de la Pointe nord de Sainte-Catherine au cap Santa-Marta-Grande, le Cap Quebra Cabaço ; Cabaços est aussi un toponyme portuguais (Ponte de Lima) ; et le mot cabaço signifie, en portuguais, "pucelage". 

Bulkington

 ...devait être, dans un premier projet le compagnon de couchette d'Ismaël ; son sleeping-partner, qui partagera son lit. Aucune ambiguïté ici, mais il faut connaître le système des bordées, que nous présente Édouard Corbière dans Conte de Bord (1833):

   "Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque partie de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et par dérivation, on désigne les marins qui la composent sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose de Babordais. Uns cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est tribordais et l'autre babordais. Les deux hommes dont le hamac ets commun sont matelots l'un à l'autre ; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot.[...] Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer être amatelotés ensemble mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux : le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage parfois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties fasse naître entre les deux interessés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règne presque constamment dans ces sortes de ménage d'hommes, d'où la passion et à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute fraternelle".

Supplanté par Queequeg, on le retrouve encore, tel un fossile de l'ère primaire de rédaction, dans le chapitre 23 qui lui est consacré en guise de stèle funéraire, puisqu'il ne réapparaîtra plus. Encore les pages qui sont consacrées à cet alter ego du narrateur ne laissent-elles pas d'intriguer. Selon la note 1 de la page 36 de la traduction de P. Jaworski, qui cite Harrison Hayford, il est "un doublon inutile" que Melville n'a pas eu le souhaît et le temps d'effacer. Mais cela n'explique pas ses caractéristiques mystérieuses.

 La première de celle-ci est qu'aussitôt débarqué d'une campagne de quatre ans sur l'Épaulard, il s'embarque sur le Pequod : la terre semblait lui brûler les pieds. Cette fuite vers l'Océan laisse suspecter que, coupable de quelque crime, il regagne au plus vite le No-man's-land maritime.

L'autre caractéristique est là dés la première phrase qui le présente : Je remarquai que l'un d'eux, pourtant, se tenait un peu à l'écart. Si bien à l'écart qu'il est discret jusqu'à l'effacement pour ce qui concerne cette histoire (p. 35), avant de s'éclipser subrepticement, et je ne le revis plus jusqu'au moment où, en mer, il devint mon camarade. Si, populaire parmi les marins de son bord, il est remarquable, c'est par son absence (p.36) qui les amènent à l'appeller Bulkington ! Bulkington ! Où est Bulkington ? 

Enfin, tout le chapitre La terre sous le vent qui lui est consacré reste difficile à déchiffrer. Ce serait "une stèle" sans épitaphe, car les plus profondes images de la mémoire jamais ne donnent lieu à des épitaphes ; une "tombe sans pierre". On pense que ce personnage va bientôt disparaître en mer, ce que confirmerait la dernière phrase Farouche soit ton combat, demi-dieu ! De l'écume soulevée par ta mort océane jaillit, verticale, ton apothéose ! Mais on perçoit bien que le sens est ailleurs, métaphorique et poétique, comme si l'éloge funèbre s'adressait à une part sauvage et ombrageuse du narrateur ou de l'auteur, jalouse de son indépendance, une part altière mais suicidaire fuyant la terre et ses compromissions, le confort et la sécurité, une part sacrificielle par laquelle Melville annonce tous ses refus de compromissions éditoriales et le naufrage en haute mer de sa carrière.

 J'ai idée que ce Bulkington que la terre insupporte, avce ces "écarts", ses absences, le caractère subreptice de ses éclipses, ne serait pas étranger à cette part de l'âme de Melville —la compagne de ses nuits, sa sleeping-partner — qui se concrétisera quatre ans plus tard en Bartleby.

 

  Bulkington est, avant d'être ce patronyme, un toponyme anglais, construit comme tel avec le suffixe -gton (ou -ton, -ghton) venant du vieil anglais -tun, hameau (  Claughton, Washington, Laughton, Houghton).

 

Peter Coffin 

est le propriétaire de l'auberge Au souffle de la baleine à New Bedford. Le mot signifiant "coufin", "cercueil", et cela permet au narrateur d'y voir un mauvais présage. Ce patronyme appartient, avec Gardner et Starbuck  aux plus anciens noms de famille de baleiniers de Nantucket : Tristram Coffin, qui était né à Plymouth en 1609, émigra en Amérique en 1642 et s'établit à Nantucket ; la famille se mit à la pêche à la baleine dès 1690, et possédait trois baleiniers en 1715; En 1763, on dénombre six capitaines de la famille naviguant sur les mers du globe du Groënland jusqu'en Amérique du Sud. En 1823, c'est à Java  qu'un James Coffin s'illustre puis dans le Pacifique en découvrant une des îles du groupe Phoenix ;  son collègue Joshua Coffin, inévitablement capitaine d'un baleinier, en découvrit une autre qu'il baptisa Île Gardner. J'ignore quel capitaine Gardner ou Starbuck lui rendit la pareille, mais deux îles portent le nom d'île Coffin, au confin du Canada (Nuvanut) et à l'Ouest de l'Australie. Un 1823, Reuben Coffin baptisa l'une des îles Bonin (au sud du Japon) du nom de la famille. Mais il serait vain de vouloir citer tous les Captain Coffin, tous leurs haut-faits, et aucun quai du monde ne serait assez long pour accueillir les centaines de milliers, le million peut-être de barils de sperm oil, de spermaceti. Pourtant, il faut mentionner, pour mieux imaginer les souffrances du capitaine Achab ce capitaine Coffin qui, grièvement blessé à la jambe lors d'une chasse à la baleine, ordonna à son second de lui couper la jambe avec un couteau, menaçant de le tuer s'il n'obeissait pas et braquant son arme sur lui pendant toute l'opération. Source Coffin (whaling family), Wikipédia.

 

 

The Spouter-Inn.

  Précédée par le nom de trois autres établissements (The Crossed Harpoons, The Sword-Fish Inn et The Trap, "Les Harpons Croisés", "L'Auberge de l'Espadon" et "Le Guet-Apens"), l'auberge The Spouter-Inn (traduit par "Au souffle de la baleine") amène à rechercher dans le dictionnaire le sens du mot Spouter : outre le sens du verbe (To gush forth in a rapid stream or in spurts / To discharge a liquid or other substance continuously or in spurts.), on donne, (The Free Dictionary) pour le nom, les sens suivants 

  • 1. A tube, mouth, or pipe through which liquid is released or discharged.

    2. A continuous stream of liquid.

    3. The burst of spray from the blowhole of a whale.

    4. Chiefly British A pawnshop (mont-de-piété).

    On peut suspecter Melville de jouer sur la polysemie du mot, qui n'est pas sans arrière-fond. Henriette Guex-Rolle ayant traduit avec audace par "Auberge du Souffleur Peter Coffin", je relis l'original. Effectivement, le nom de l'auberge  est " The Spouter-Inn—Peter Coffin". Il sera abrégé au chapitre 3 en The Spouter-Inn, l'Auberge du Souffleur (H. G-R), ou Au souffle de la baleine (P.J)

     

  • Mme.Hussey est la femme d'Osée Hussey, propriétaire de l'auberge le Tâtes-pots à Nantucket.
  • Osée Hussey est le cousin de Peter Coffin et le propriétaire de l'auberge le Tâtes-pots à Nantucket, il n'est que mentionné. Mais il porte le prénom d'un prophète de la Bible

 

 

Le mythe de l'Amérique : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_6_422299

 

 

II. Melville et l'humour.

           (PROJET)

   Philippe Jaworski op. cité: "Moby-Dick est, avec Huckleberry Finn, le plus grand roman comique américain du XIXe siècle" (p. 1167)  "Des passages de pure comédie viennent souvent faire contrepoint à la tragédie d’Achab. Moby-Dick est, avec les Aventures de Huckleberry Finn (1884) de Mark Twain, le plus grand roman comique américain du XIXe siècle. Cette dimension du livre a pourtant été souvent négligée par les traducteurs précédents. Melville exploite à peu près toutes les formes du genre, de l’humour le plus fin à la farce la plus facile – comme Rabelais dont il était un lecteur gourmand. Melville peut même être joyeusement grivois voire obscène."

         N.B :  Il me faudra étudier l'influence, évidente, de Laurence Sterne et de Swift.

 Diverses formes d'humour sont utilisées par Melville, mais je n'ai pas fréquenté les enseignements universitaires où de dignes Professeurs qui, comme Robert Provine (Maryland) ont fait progresser l'humanité dans son exploration de la Terra Incognita des mécanismes du rire : en la matière, je suis resté sur le gaillard d'avant, utilisant mes muscles (zygomatiques) plus que mes neurones. 

  Ainsi, lorsque Melville écrit dans son chapitre sur la couleur blanche que "la prééminence de la blancheur s'applique aussi à la race humaine, puisqu'elle consacre l'autorité suprême de l'homme blanc sur toutes les tribus basanées", il ne place aucun smiley explicite [ a parte : s'il est bien quelque-chose à classer parmi les tue-l'humour, c'est bien le smiley]. Aucun trait de son visage, aucun clignement de l'œil, aucune intonation amusée ne vient aider notre regard interrogateur qui, tel l'enfant face au grand-père facétieux, tente de deviner si c'est du lard ou du cachalot. L'auteur reste de marbre blanc ; faut-il rire jaune ?

  En fait, le vénérable Pr. R. Provine a constaté sur des milliers d'observations que ce qui nous faisait rire, ce qui déclenchait ce "reliquat vocalistique proche du cri ancestral" n'était absolument pas drôle en soi : pour rire, il faut appartenir au groupe qui rit, par mimétisme ou "pour lubrifier les relations".

  Sommes-nous encore, avec l'humour, dans le rire? Le rire de l'humour n'est-il pas, toujours, jaune ?

 Voici un trait d'humour du livre : " Why such a whale became thus marked was not altogether and originally owing to his bodily peculiarities as distinguished from other whales; for however peculiar in that respect any chance whale may be, they soon put an end to his peculiarities by killing him, and boiling him down into a peculiarly valuable oil. " Le rire naît de la répétition du mot, que je souligne. Jaworski traduit ainsi : "Qu'on ait pu en venir à distinguer ainsi un individu ne s'explique pas seulement, à l'origine, par ceux de ses traits physiques qui le différencient de ses congénères, car si singulier que soit l'aspect d'une baleine rencontrée par hasard, ses chasseurs ne tardent pas à réduire ses particularités à néant en tuant l'animal et en le faisant bouillir pour en extraire une huile particulièrement précieuse."

 C'est ici plutôt un jeu qu'un rire, un jeu de mots qui fait grincer ironiquement la bascule par laquelle la différence, l'individuation d'un animal doté d'un nom propre s'inverse dans son contraire, l'odieuse indifférentiation en un produit économiquement estimable. Ce renversement en son contraire n'est drôle que par dépit, ou par défense. 

  La survenue de ces traits d'humour mériterait d'être étudiée. Ils sont parfois émis en salves, dans des chapitres guillerets où l'auteur s'est assis devant son pupitre de belle humeur, et bien décidé à s'amuser, comme dans les premiers chapitres, ou dans ceux qui se consacrent à la cétologie (55 à 57) en mimant et minant le ton doctrinal. Mais les blagues "bréchent" parfois aussi, rompant la surface d'un récit lisse et disparaissant avant même que le lecteur ait réalisé qu'il y avait là matière à une bonne pêche. Ainsi au chapitre 53, La Game, Melville décrit les rencontres entre navires baleiniers en pleine mer, tradition qu'ignorent les autres navires, négriers trop pressés, navire marchand trop indifférents, navires de guerre trop protocolaires, et pirates qui méprisent les "bouilleurs de graisse" et les regardent de haut. C'est une écriture au long cours, portée par la houle d'un style régulier, et puis soudain, à propos de ces pirates  hautains : "Leur carrière peut s'achever sur une position exceptionnellement élevée, mais seulement à la corde d'une potence. En outre, celui qui touche à de si inhabituelles hauteurs ne saurait se prévaloir d'aucun véritable fondement. D'où je conclue que lorsque le pirate se flatte d'être supérieur au baleinier, il ne s'appuie sur rien de solide".

  Les chapitres 89 et 90 appartiennent à la grande tradition satirique. Le premier, en nous expliquant les régles par lesquelles les baleiniers affirment leurs droits sur leur prise ("un poisson amarré appartient à celui qui l'a amarré ; un poisson perdu est au premier qui l'attrape"), généralise ces régles comme réglant nos sociétés par le Droit du plus fort et donne l'occasion à Melville d'illustrer cette loi par de nombreux abus de pouvoir de l'Angleterre et de sa noblesse. L'autre, encore plus acerbe, se termine par cette phrase impeccable : "Il semblerait qu'il y ait une raison à tout, même aux lois" (And thus there seems a reason in all things, even in laws). Chute cynique de tout le chapitre, concise et laconique, au superbe conditionnel, et à la malignité délicieuse de l'inversion finale, même aux lois.

 

 

III. Par çi par là.    

 

     

1. Les deux prédations.

  Constatant comme chacun que Melville dénonçait, toujours entre les lignes, une civilisation d'asservissement, jusqu'à l'extinction, du Vivant et de l'Autre (dont les cétacés et les Indiens étaient les emblèmes), société policée puritaine esclavagiste et son christianisme de façade masquant les appétits de puissance et de possession de la colonisation, j'ai d'abord cru qu'il opposerait à cette attitude prédatrice délétère des valeurs opposées proche du Transcendentalisme, pacifique, "fleur bleue", édenique, végétarienne et contemplatrice. Il n'en n'est rien.

  A la prédation calculée du capitalisme ou de l'impérialisme, basée sur la domination de l'homme sur ce qu'il considère comme différent et inférieur à lui, Melville oppose la prédation sauvage de la chasse, violente, passionnelle, païenne mais basée sur le mimétisme, la capacité de vaincre l'autre à force d'en être devenu son alter ego.

  Achab, capitaine d'une usine quasi industrielle de production d'huile de baleine et de produits dérivés, bascule dans la seconde prédation, transforme son navire en l'équipant de dents de cachalots, constituant un équipage de chasseurs primitifs, et, déjà muté par sa prothèse de jambe en ivoire de cachalot, poursuit sa lente métamorphose jusqu'au combat final.

 Que le christianisme, ou sa caricature puritaine ou quaker, soit opposé au satanisme qui accompagne systématiquement l'animalité des chasseurs, ne signifie pas que nous ayons affaire à une lutte du Bien contre le Mal, de Dieu contre le Diable: deux volontés de puissance se développent, parallélement, sous des couleurs empruntées qui les théâtralisent. Elles ne s'opposent pas entre elles, mais toutes les deux répondent par le déploiement de leurs forces à un seul et même adversaire, la Mélancolie, celle-là même qui pousse Ismaël à s'embarquer. 

 

2. Les deux narrateurs.

Lorsqu'on débute le roman de Melville par la phrase "Appelez-moi Ismaël", on pense que le narrateur qui s'exprime à la première personne est bien défini ; ma is lorsque le Pequod a pris la mer et que le "je" narratif s'efface pour une description neutre, ou que les phrases prononcées à voix basse par Achab, et donc difficilement perceptible pour un homme du gaillard d'avant comme Ismaël ("On a l'impression de descendre dans sa tombe", se murmurait-il à lui-même (p. 151), on réalise qu'Ismaël a abandonné le pupitre de la narration au profit d'un omniscient, et que le point de vue narratif s'est modifié. On en trouve confirmation lorsqu'au chapitre 44 dans la cabine d'Achab, ce saint-des-saints où nous avons le privilège inouï de jeter un coup d'œil au dessus de l'épaule du capitaine pour le voir tracer sa route sur la carte. Mais cette duplicité devient franchement manifeste  au chapitre 42, La Blancheur du Cachalot, lorsqu'on surprend le narrateur parler (p.224) d'Ismaël comme d'un personnage exterieur. Les soutes du Pequod abritent des passagers clandestins ; de même le roman a-t-il embarqué, à notre insu, un -voire plusieurs-narrateurs clandestins.

 

3. Les quatre niveaux d'écriture.

Les Écritures peuvent s'interpréter de quatre façon en herméneutique juive [Docrtine des quatre sens Peshat (litteral), Remez (allusif), Drash (littéralement :"sonder" :allégorique), Sod (secret, mystique)], ou selon l'enseignement d'Origène et des Pères de l'Église [historique, allégorique, tropologique, et anagogique]. Quels mots savants faut-il créer pour décrire comment l'écriture de Melville peut décrocher brutalement d'un "sens" à l'autre, ou bien faire courir un double sens que l'on devine sans qu'il ne fasse clairement surface ? 

  L'écriture de base est celle du récit : c'est l'écriture officielle d'un roman d'aventure maritime.

La seconde, je l'ai dit, est très vite apparente, c'est celle du récit franchement comique, type Three men in a Pequod, ou de l'humour complexe.

La troisième est celle de la tragédie.

La quatrième est celle de la métaphore philosophique. Comme pour l'humour, elle se révèle sans crier gare, amenant le lecteur à se demander soudain si elle ne le suivait pas entre les lignes depuis un bon moment. Il croyait lire (chap. 68) la description de la couenne des cétacés (description, Melville s'en est plaint, peu encline aux envols poétiques), et voilà que l'épaisse isolation qui permet à l'animal de fréquenter les milieux thermiquement hostiles sert de prétexte à vanter "la rare vertu d'une forte vitalité individuelle, la rare vertu de murs épais et d'un vaste espace intime". L'aimable Cicerone plaisantin qui guidait les touristes du Marinaland ou du "Parc Moby-Dick" s'est transformé en Assurancetourix coiffé de laurier qui brandit sa lyre et, les yeux levés au Cieux, entonne cette exortation : "Homme ! Admire et imite la baleine ! Comme elle, préserve ta chaleur parmi les glaces ! Comme elle, sache vivre dans ce monde et n'appartenir qu'à toi-même !" Etc..., puis "Combien peu d'hommes peuvent prétendre à la vastitude de la baleine ! "

 

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Étrange appel décrivant l'être humain comme devant affronter l'hostilité  de ses semblables, dans une conception romantique de l'Artiste. Cela vole très haut, il aurait fallu nous prévenir, nous aurions emmené une petite laine... mais un cri survient "Embraque les chaînes ! Largue la carcasse !" (p. 344), le récit nous ramène au zéro des cartes, derrière les Davy Crocket des mers du Sud, nous avons encore prés de 300 pages à parcourir vent arrière, trop tard pour rêver sur ce qui, derrière nous, s'est inscrit dans le sillage.

 

4. Quiqueg en kilt : de qui se moque-t-on ?

  Si mes amis, qui me connaissent comme une personne policée et de mœurs empreintes de dignité, m'apercevaient soudain amorçant un truffle shuffle ou mangeant un goulbiboulga avec Casimir, ils ne seraient pas plus étonné que je le fus lorsque, parvenu au chapitre 72 de ma lecture de Moby-Dick, je lus la phrase suivante : "Quiqueg, à cette occasion, portait le costume écossais, kilt et chaussures montantes — dans lequel il était, à mes yeux du moins, tout à son avantage" (op. cité, p. 355) Le costume écossais ? Kilt et chaussures montantes ? Pour un harponneur maori tatoué sur tout le corps, qui se rase avec son harpon, fume le tomahawk, et qui ne possède dans toute sa lignée d'ancêtre aucun écossais, mais d'authentiques cannibales ? Kilt et chaussures montantes au moment où, envoyé sur le dos du cachalot amarré au flanc du Pequod pendant son dépècement, il tente de maintenir son équilibre en un rodéo périlleux, à demi-submergé par les vagues ? 

  Dans les cas difficiles, il convient de retrouver le texte original : voyons : " On the occasion in question, Queequed figured in the Highland costume — a shirk and socks — in which, to my eyes at least, he appeared to incommon advantages ; and on one had a better chance to observe him, as we presently be seen."

  Il s'agit de l'édition critique de H. Hayford, H. Parker et G. T. Tanselle, Norhwestern University Press & The Newberry Library, 1988, vol. 6. Cette édition commente en note le mot [shirk] : "NN emends the A and E reads "shirt" as a misreading for "skirt", since not a shirt but a skirt and sockes are the two articles of Scottish dress corresponds to "tartans" (i.e the kilt) and "leggins" in Melville description of the ship Highlander's painted figurehead with "bright tartans, bare knees, barred leggins and blue bonnet" in chapter 24 of Redburn. Whereas a skirt is a lower garment, a shirt is always an upper one (whether inner or outer, short or long). For more secure foothold, harponners customary stoods on the whale slippery back shoeless but in woolen sockes. To conserve their usual clothes during this wet and bloody job, they often donned old articles of dress, such as old trousers. While the idiom "in one's shirt" or "in one shirttails" may means "with one's pants off", it is unclear here what item of Queequeg's dress (or undress) — surely neither a short nor long short — would ressemble a skirt, but perhaps in effect a short wraparound "butcher's apron" leaving his bare knees visible. In any case, the way Queequeg appeared is suggested by a citation of Scott's Waverlay in the Oxford English Dictionary, sv  "kilt" :the short kilt, or petticoat, showed his sinewy and clean-made limbs".

 

  Ce que je comprends de cette note est que les exégètes américains ne s'étonnent pas de voir Quiqueg danser sur la baleine en kilt, ou en "tablier de boucher" quoiqu'ils signalent que l'expression "in one's shirt" signifie "nu, sans pantalon". 

  Henriette Guex-Rolle reste assez prudente dans sa traduction, mais, à la lire, on comprend clairement que Quiqueg, s'il porte une chemise et des chausettes, est, par ailleurs, parfaitement nu : "En l'occurence, Queequeg s’y trouvait vêtu à l’écossaise – en chemise et chaussettes – tenue qui, à mes yeux du moins, le faisait paraître particulièrement à son avantage, et personne plus que moi, on va le voir, n’était mieux placé pour l’observer."

Armel Guerne traduit de la même façon : " Cette fois-ci donc, Quiequeg s'y tenait, vêtu à l'écossaise — c'est-à-dire en pans de chemise et en chaussettes— costume qui, à mes yeux, lui seyait à ravir."

  D'ailleurs, Quiqueg a bien voulu prendre la pose en tenue écossaise pour le site classicrants : je découvre plus tard que cette image fait partie d'une lecture critique de Moby-Dick sur un site Ambrmerlinus.livejournal qui propose de nombreuses illustrations aussi réussies que celle-ci par un artiste signiant KVH: cette découverte sera la plus belle gratification de mes recherches.

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  Une autre édition critique des mêmes auteurs H. Hayford, H. Parker donne la note suivante en 2002:

  "Not an actual Scottish kilt but a something like a butcher’s skirtlke apron, no pants, and (for traction) coarse socks and no shoes. “Skirt” is [a Northwestern-Newberry edition] emendation for “shirt”; Melville was recalling a passage in Sir Walter Scott’s Waverly (1814) on a kilt’s showing off a mian’s sinewy limbs, with the additional joke that in his rolling and swaying on the whale and in Ishmael’s jerking him with the rope Queequeg shows off more than his legs to the appreciative Ishmael."  

  En conclusion, selon nos dernières informations (supra, 2002), Quiqueg était nu sur son cachalot, mis à part une chemise et une paire de chaussettes, se livrant à des acrobaties pour maintenir son équilibre, et on comprend qu'aux yeux d' Ismaël, qu'il n'est plus désormais possible de ne pas qualifier d'amant de son bel harponneur, il soit "tout à son avantage". Déjà nous avions lu, au chapitre IV, les phrases "En m’éveillant, au point du jour, le lendemain matin, je constatai que le bras de Queequeg m’entourait de la manière la plus tendre et la plus affectueuse. On aurait presque pu croire que j’étais sa femme. [...]; seule la sensation de poids et de pression me laissa deviner que Queequeg me tenait enlacé." (Trad H.G.R) Déjà le chapitre 10 se concluait sur ces phrases explicites : "Il n’y a pas de lieu plus favorable qu’un lit aux révélations confidentielles entre amis, je ne sais pourquoi. On dit que mari et femme s’y dévoilent l’un à l’autre le tréfonds de leur âme et il est des vieux couples qui, étendus, y parlent presque jusqu’au matin du bon vieux temps. Ainsi dans la lune de miel de nos cœurs, étais-je allongé auprès de Queequeg. Couple envahi de bien-être et de tendresse." (H.G.R).

  Mais nous laissions flotter l'ambiguïté.

Ce chapitre 72 nous présente donc Quiqueg sur sa baleine, ceinturé à la taille par un baudrier attaché à une sangle qu'Ismaël, du bord du navire, manie pour prévenir une chute malheureuse parmi les requins. Melville, pris de scrupule, précise que cette "laisse à singe" (The Monkey-Rope) n'est pas utilisé ainsi chez les baleiniers : autrement dit, elle est inventée ici par la seule, mais impérieuse nécessité de parfaite l'image géméllaire du couple des amants ; la "laisse à singe" n'est pas là pour se moquer de Quiqueg, même si Melville n'hésite pas à forcer le trait : "Vous avez assurément déjà vu ces jeunes italiens avec leur orgue de Barbarie et un petit singe qui fait des cabrioles au bout d'une longue laisse. De semblable manière, je tenais Quiqueg, du flanc abrupt du navire, au bout de ce que les pêcheurs appellent familièrement "une laisse à singe", attachée à une forte bande qui lui enserrait la taille". Non, elle est là pour mettre de l'animalité dans la scène. 

  La phrase suivante va plus loin encore dans l'image du couple uni pour le meilleur et pour le pire : "Car, avant d'aller plus loin, il faut dire que cette laisse était assujétie aux deux extrémités —à la large ceinture de toile de Quiqueg et au cuir étroit à la mienne. Ainsi, nous étions, provisoirement unis pour le meilleur et pour le pire ; et Quiqueg dût-il couler pour ne plus jamais remonter, l'usage et l'honneur voulaient que, loin de couper la corde, je me laissasse entraîner à sa suite. Un long lien siamois nous attachaît donc l'un à l'autre. Quiqueg était mon inséparable jumeau, et il m'était rigoureusement impossible de faire fi des dangereuses responsabilités que comportait cette ligature de chanvre" (P. Jaworski, p. 356)

  Viennent alors des considérations "métaphysiques" sur l'interdépendance des êtres humains entre eux, considérations qui tempèrent, voire contredisent celles que le narrateur développaient à propos de la nécessité de s'isoler au mieux des autres comme le cachalot s'isole du froid.

 

5. Achab, une figure de Jacob luttant contre l'Ange.

  Le chapitre 106, La jambe d'Achab, est plein de mystère. Pour introduire les scènes pendant lesquelles le charpentier et le forgeron referont une nouvelle prothèse tibiale (nous savons que l'amputation s'est faite sous le genou) et sa virole, et pour justifier la necessité de cette nouvelle prothèse en ivoire de cachalot, il ne suffit pas à Melville de raconter qu'en quittant, de méchante humeur le Samuel Enderby, Achab a atterri si violemment dans sa baleinière que sa jambe de bois animal s'est "à demi-fendu" ; et que, plus tard, son pilon calé sur le trou de tarière, se retournant avec véhémence, il avait aggravé les choses. Non, négligeant ce prétexte au renouvellement d'appareillage qu'il vient de bâtir, Melville le réduit à néant en écrivant : certes, la jambe demeurait entière et gardait toutes les apparences de la solidité, mais Achab ne la jugea plus tout à fait digne de confiance. La violence de son comportement autoagressif (contre sa jambe) et heteroagressif (contre le cachalot dont l'ivoire provient) a créer une faille, mais qui reste interne, félure de la confiance en soi du capitaine.

  C'est alors que Melville raconte (p. 506) une histoire si invraisemblable, si manifestement cousue de toute pièce pour placer un emblème (qui s'avérera inutile sur le plan narratif et ne sera pas exploité autrement que par ce qu'il nomme allegoricalness) qu'il se justifie en permanence : "par un mystérieux accident, apparemment inexplicable et difficilement imaginable" , peu avant que le navire ne quitte Nantucket, "on l'avait trouvé une nuit gisant de tout son long sur le sol, sans connaissance.". "la jambe d'ivoire avait été si violemment déplacée que, tel un épieu, elle avait frappé l'aine, et même failli la transpercer ; et ce n'est qu'au prix d'extrèmes difficultés que la suppliciante blessure put être entièrement guérie". Pendant cette période précédant l'appareillage (du Pequod...) Achab "s'était tenu caché, menant une vie de réclusion digne du Grand Lama, et durant cet intervalle cherchant un muet refuge auprès du sénat marmoréen des morts". 

  L'aine est réellement le dernier endroit qu'une jambe de bois, fut-elle en ivoire, peut venir atteindre sur le corps de son propriétaire. Cette blessure n'est, à l'évidence, que symbolique, occasion pour Melville/Achab d'un monologue sur  cette souffrance, "suite directe d'un malheur plus ancien", "certaines coupables misères humaines procré[ant] pour l'éternité une race fertile de douleurs par delà la tombe", souffrance hissé au statut de Douleur de l'âme à la "signification mystique" et, chez certains, à la "grandeur archangélique".

  Je connais au moins trois blessures de l'aine célèbres :

1. Le Père méhaigné : Perceval le Gallois de Chrétien de Troye

  Comme la blessure du pied était une transmission trans-générationnelle dans la famille d'Oedipe (littéralement "pied gonflé) par Laïos "le gauche" et Labdacos-le-boiteux, la blessure invalidante des jambes est récurrente dans la famille de Perceval, atteignant son père  « votre père, si vous ne le savez, fut blessé cruellement aux jambes dans un combat. Il n’eut plus la force de défendre ses grandes terres » p.42, et son cousin le roi Pêcheur « en bataille fut blessé et mehaigné si tristement qu’il perdit l’usage des jambes. On dit que c’est un coup de javelot porté aux hanches qui lui a fait cette blessure » p. 96. Cette fatalité familiale entraine la stérilisation du patrimoine, les "terres gastes". L'aine, ici, désigne par métonymie la fécondité.

N.B : je constate qu'un auteur, Marie Blaise, a déjà souligné cette analogie : Job, Achab et le Roi-pêcheur.

  

2. Jacob luttant contre Dieu : La Genèse 32,23-28.

  C'est le fameux épisode du gué de Peniel où Jacob lutte toute la nuit contre un homme , qui ne parvient finalement à le vaincre qu'en lui portant un coup à l'articulation de la hanche, avant de lui révéler : "Désormais, reprit l'autre, tu ne t'appelleras plus Jacob mais Israël (Il lutte avec Dieu), car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu as vaincu.".

  Jacob (dont on se souviendra que c'est l'époux de Rachel), pour avoir lutté avec Dieu, va donner naissance aux douze tribus d'Israël. Sa blessure à la hanche est féconde, opposée de celle du Roi Pêcheur.

  Si on suit cette piste allégorique, la jambe d'ivoire frappant Achab à l'aine est l'ange, le cachalot blanc devenant un Dieu qui l'adoube par cette blessure inguinale mystique. Tout chasseur primitif ne combat sa proie que par défi de se dépasser soi-même et par volonté de recevoir par sa victoire ou par son seul combat l'hommage de son adversaire ; tout guerrier voit en les blessures reçues des marques d'affiliation.

 On peut, c'est le propre des grands romans, développer les considérations à l'infini ; on peut trouver d'autres blessures à l'aine dans la littérature. Mais ce qui est sûr, c'est qu'en écrivant ce chapitre, ce sont vers ces vastes espaces de réflexion que Melville a souhaité nous engager.

  Pourtant, je distingue, dans ce chapitre 106, dans ce roi méhaigné mais repartant au combat, un trou.

 Oui, un trou, une forme en creux, une absence. 

  Je cherche. 

Je trouve : la pièce du puzzle qui s'insère parfaitement, prouvant que le dessin du texte, sa texture, ne doit rien au hasard, c'est la phrase du chapitre 119 : Achab, en plein orage, a saisi la chaîne qui descend du mât et sert de paratonnerre. Achab le consummé, le cuit, le foudroyé tient tête aux puissances célestes et s'écrit "À présent, je te connais, clair esprit, et je sais que pour bien t'adorer il faut te défier.[...] Je reconnais ta puissance, qui est sans voix et sans lieu, mais refuserai la domination inconditionnelle et absolue qu'elle exerce en moi. Au milieu de l'impersonnel par toi personnifié se tient une personne.[...] Ô clair esprit, de ton feu je suis le fils, et ce vrai fils du feu souffle en retour sur toi sa flamme."

  Achab n'est pas de ceux qui adorent leur Dieu à genoux, mains jointes et les yeux baissés : "pour bien t'adorer il faut te défier", pour être digne de sa douloureuse filiation, du sceau fuligineux qu'il a reçu en venant à ce monde il doit affronter ce Dieu et refuser sa domination. C'est le geste fou du mortel face à l'immortel, c'est la prétention folle de l'imparfait face au grand Tout, son panache et son pied-de-nez. Aller jusqu'au bout de sa finitude, aller opiniatrement honorer en soi, non les qualités, non les aspirations au bonheur ou à la tranquillité, mais la faille, la blessure transmise de père en fils, la suppliciante nature humaine  et la jeter en défi, front contre front, machoire contre machoire, à la face de son Dieu. 

 

 

 

 

On peut lire sur la toile : 

 http://ahistoryofnewyork.com/2012/12/moby-dick-big-read-day-88/

http://transatlantica.revues.org/5009 : Sous l’empire de la folie : Moby-Dick, Shakespeare & compagnie , Michel Imbert

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Published by jean-yves cordier
5 février 2013 2 05 /02 /février /2013 13:59

Exposition de la Bibliothèque

de Brest à Bellevue :

Baleine en vue !

 

Que du bonheur : enfance, drôlerie, verve de l'imagination et des talents. 

  

Frédéric Bihel, Aquarelle sur papier fait main.


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Aurélia Grandin verso (détails).

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Aurélia Grandin recto :

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Pinocchio et Gepetto dans le ventre de la baleine, version pop-up.

Prosperine Desmazure, Richard Johnson, Ed. Quatre Fleuves, 16 p..

 

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Patricia Chemin, papier de soie et acrylique.

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Martine Bourre, La Baleine en carton (détail).

 

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 Collection particulière, Puzzle.

 

                         exposition-cachalot 1130c

 

Moby Dick en Pop up : superbe !

Editions Gallimard Jeunesse, Illustrations en linogravure de Joëlle Jolivet, edition papier Gérard Lo Monaco.

 

Queequeg was George Washington cannibalistically developed.”

"Queequeg était un sosie de Georges Washington en plus cannibale" : phrase admirable de Melville, où se tient tout son humour, son art froid du renversement des valeurs par la confrontation des opposés.

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PS. Mon grain de sel : Cachaleine et Balot, une question de genre.

   Ma première lecture de Moby Dick  — évènement s'il en est dans la vie d'un lecteur — date du temps où je lisais aussi les aventures des Damien (Gérard Janichon et Jérome Ponchet), celle de Kurun autour du monde de Le Toumelin, avant de dévorer Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres, de Joshua Slocum, ou, bien-sûr, Vagabond des mers du sud de Moitessier. Comme tant d'autres, nous économisions, mon épouse et moi, chaque sou pour pouvoir acheter, un jour, le voilier de nos rêves.

  Soucieux d'éviter les dépenses, j'avais trouvé un exemplaire de Moby Dick dans une brocante. Cette exposition réveillant mes vieux souvenirs, je retrouve le gros volume ( dont le choc de la découverte de Melville a gravé physiquement dans mes neurones la typographie et les teintes de la couverture), pour constater qu'il s'agit d'un des 3000 exemplaires de la traduction d'Armel Guerne aux éditions Le Sagittaire de 1954, illustrée par William Klein, sous le titre Moby Dick [sans tiret] ou le cachalot blanc.

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                                      DSCN9899

 


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  Elle est dotée d'un avant-propos du traducteur suisse, Herman Melville ou l'art transversal, de 14 pages.

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 Chaque traduction de Moby Dick se jauge sur son incipit : faut-il traduire la phrase  : Call me Ishmael, par « Je m'appelle Ishmaël. Mettons. » (Giono) au détriment de la concision de Melville, ou par « Appelez-moi Ismaël.» (Henriette Guex-Rolle, dans l'édition Garnier-Flammarion, et Jaworski dans l'édition de la Pléiade) ? Tout l'humour de Melville est déjà présent dans cette distanciation avec son narrateur, où il nous dit presque appelons-le Ishmael, "si vous y tenez", comme un marionnettiste qui montre sa tête au dessus de son personnage et en révèle les ficelles.

De même le "mettons" de Giono est-il, pour Jean Jamin, signe "de supposition et de concession, ", signe aussi de connivence voire de "mise" au sens d'enchère, de jeton  jettant précisément un doute sur tout nom propre et insistant par cette faille sur l'aspect conventionnel des signes identitaires auxquels nous nous attachons tant. 

  On pouvait traduire aussi par "Je me nomme soit-disant Ismaël". Cette simple première phrase fait  éclater déjà sa polysémie. 

 Armel Guerne choisit : « Appelons-moi Ismahel. » , avec le repositionnement du "h" conférant au prénom un ton hébraïsant (?)

                  DSCN9908

 

 J'emprunte à Wikipédia le rappel des cinq éditions françaises de Moby-Dick :

  • Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono, Gallimard, 1941.
  • Armel Guerne, Éditions du Sagittaire, 1954 ; rééd. Phébus en 2005.
  • Georges Saint-Marnier, Éditions Walter Beckers, Kapellen-Anvers, 1967, en 2 vol.
  • Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, chronologie et préface par Robert Silhol, collection GF, no  236, 1970 ; rééd., traduction introduction, notes, glossaire, chronologie et bibliographie par la traductrice, illus. bois originaux par Hélène Abplanalp, Édito-Service, Genève, 1970 ; rééd. collection Les livres qui ont fait le monde, cercle du bibliophile, 1970 ; rééd., introduction, bibliographie et chronologie par Jeanne-Marie Santraud, coll. « GF », n° 546, Flammarion, 1989.
  • Philippe Jaworski, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006.  

 La traduction d'Armel Guerne est donc la seconde, après celle de Giono qui a fait référence par son succès. Mais alors que Giono parlait de Moby Dick comme d'une baleine blanche, ce qui est une faute manifeste et très certainement délibérée de l'auteur de Pour saluer Melville (1941) qui ne pouvait ignorer qu'il s'agit là du récit d'une chasse obsessionnelle au grand cachalot blanc, Armel Guerne rétablit la justesse de traduction tant dans le titre que dans le texte et parle d'un cachalot, d'un mâle solitaire d'une espèce sexuée (mâle et femelle) dont le genre grammatical est le masculin.

 Il nous faut donc être fidéle à la fois à la grande tradition française depuis Giono de la "baleine blanche" (terme qui ne définit, zoologiquement, que le béluga, mais qui évoque dans notre imaginaire Jonas, Pinocchio, les parapluies, les corsets et les soutiens-gorges, l'animal muni de fanons et ne s'alimentant que de krill, la victime innocente des cruels chasseurs nippons, Greenpeace, et enfin des chants langoureux venus d'outre-tombe), indéfectiblement féminine et à la fois à The Whale, le cachalot à la tête rectangulaire remplie de spermaceti, à la mâchoire en scie alignant ses dents de dragon, et capable de fureur agressive inséparable (tels sont nos stéréotypes) de la masculinité.

  Si on ajoute à cela que l'anglais peut utiliser selon le contexte he, it ou she comme pronom pour désigner ce mâle, que cette langue attribue aux navires le genre féminin (the ship), et que les marins dans leur jargon féminise ou masculinise les animaux qu'il chassent selon l'action de chasse tout en signalant son souffle par un invariable She blows (Elle souffle !, qu'Armel Guerne traduit par : Souffle, sou-ouffle !), on comprendra les savoureux enjeux de genre qui se cachaient involontairement derrière mon Cachaleine ou Balot.

 Source : le passionnant article d'Isabelle Génin La baleine blanche a mauvais genre.

  Philippe Jarowski dans l'édition de La Pléiade, Gallimard 2006, traduit souvent the whale par "le cachalot", mais traduit, par exemple, le passage Mast-head, there! Look sharp, all of ye! There are whales hereabouts! "If ye see a white one, split your lungs for him! du chapitre 31 par "Ohé, les vigies ! Ouvrez l'œil, tous ! des baleines dans les parages ! Si vous en voyez une blanche, donnez de la voix !" (p. 156)

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Published by jean-yves cordier
2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 22:59
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Published by Lavieb Aile
2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 20:29

   Le titre exact de l'exposition qui se tient actuellement à la Bibliothèque d'Étude et à la Bibliothèque Bellevue de Brest est :

              DE JONAS À MOBY DICK

  VARIATIONS  AUTOUR D'UN CACHALOT.

 

 

                                    Les grandes écluses du pays des merveilles s'ouvraient brutalement, et à travers les mirages qui me poussèrent à céder à mon désir, pénétrèrent jusqu'au tréfonds de mon âme d'interminables processions de baleines, flottant, deux par deux, escortant un fantôme magnifique, encapuchonné de blanc, telle une colline neigeuse sur le ciel. 

                                                                            Herman Melville, Moby Dick.

 

 

 


 

  Je remercie le conservateur de la Bibliothèque d'Étude de Brest qui m'a autorisé à prendre et à diffuser ces photos. J'ai été tellement enthousiaste dans mon reportage et dans mon admiration pour les œuvres exposées que je me demande si je n'ai pas exagéré dans ma gourmandise. Qu'on y trouve  un hommage pour la qualité de cette exposition, et pour la richesse de son catalogue.

 

             exposition-cachalot 0893c

 

   Il n'y avait pas une foule monstre pour admirer le Léviathan sous tous ses états ce samedi après-midi : j'étais seul dans ce face à face où, il faut le dire, on ne fait pas le poids. Mais quel régal ! quelle plongée dans les grandes transhumances océaniques du rêve ! Époustouflant ! Soufflant ! 

  On comprend très vite qu'il s'agira d'une aimable récréation en compagnie d'esprits ludiques, primesautiers, et que loin de nous sentir écraser par ce vaste sujet, nous le parcourons de façon aérienne, flottante, guillerette, dans l'apesanteur idéale des espaces imaginaires, que des artistes saltimbanques joueront les Peter Pan et que nous adopterons l'esprit moqueur et le sourire filou des cétacés. Les œuvres sont accompagnées de très courts textes de ce genre :

 "Puis je trébuche en cette anse du sud-ouest sur les ossements d'un cachalot échoué là il y a quinze ans ; omoplates et mandibules, pavés d'alvéoles, ogives à cloportes, émiettés par le temps jusqu'à la perte de l'odeur : orientation ligneuse de cette vie qui fendit l'eau noire." Alexis Gloaguen, Saint-Pierre-et-Miquelon." ... Et, en dessous, ceci :

 " Alexis Gloaguen aime l'œuvre de Malcom Lowry, & autres liqueurs fortes : les films de Sam Peckinpah, le blues de Jeffrey Lee Pierce et du Gun Club, le son d'une Telecaster. Il apprécie aussi son élevage de volailles & les érables du Japon. Il a ramené d'Ecosse un goût pour le "steack and kidney pie" & les bières brunes. Il déteste la duplicité."

Ces éperluettes et ce ton décalé va accompagner comme une musique le visiteur, le plaçant, je l'ai dit, dans une lévitation effervescente qui persistera longtemps après sa sortie de l'exposition. Il serait, je pense, souhaitable d'éviter, pendant quelques heures, la conduite d'un remorqueur de haute mer, d'un navire brise-glace ou toute activité analogue nécessitant, si j'ose dire, d'avoir les pieds sur terre.

Allons-y, on va se marrer :

The natural history of the orders cetacea and the oceanic inhabitants of the artic regions / by Henry William Dewhurst. London, published by the author, 1834.

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      n.b.  (je me suis permis de détourner les premières images, tombées dans le domaine public).

Deuxième expédition antarctique française (1908-1910) commandée par le Dr Jean Charcot

  exposition-cachalot 0951c

 

1. Emmanuel Bourgeau. Buis sur chêne centenaire, 430 mm x 300 x 230 mm.

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Vraye pourtraicture d'une autre espèce de Balaine.

 

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2. Anne Smith. Elle souffle ! Boite de mouchoirs.

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3. Marcelle Loubchansky. Moby Dick, 1956.

                       exposition-cachalot 0894c

 

4. Patricia Le Merdy : Adieu, monsieur le cachalot. Sang de mer. Travail numérique sur photo, 300 x 200 mm

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5. Jean-François Laguionie, huile sur toile, 610 x 460 mm;

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6. Aube Elleouët, Collages (détail), 780 x 480 mm, Le chant des baleines.

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7. Maurice Pommier

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8. Anne Smith, acrylique sur toile, 570 x 570 mm, Jonas crie grâce.

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9. Anne Smith, Jonas a fish tale, acrylique sur toile.

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10. Anne -Emmanuelle Marpeau, bois et pigment, 210 x 170 mm.

 

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11 Jean Lemonnier, Ruby Dick, métaux de récupération,800 x 500 x 380 mm.

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12 : Marie Morel, mixed media, 500 x 200 mm 

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13. Laurent Cadilhac, Cachalot porte-voix, métaux et peinture, 500 x 250 x 200 mm.

 

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14 Violaine Fayolle, Fedallah, huile sur toile de lin, 1140 x 730 mm.

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        Et j'ai pas tout montré, tant s'en faut. Et il y en a autant à la Bibliothèque Bellevue ! Courez-y !

 

P.S Mon grain de sel : à défaut de harpon, L'Agrafeuse.

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Published by jean-yves cordier
1 février 2013 5 01 /02 /février /2013 17:20

 

                                    A plus d'un titre.

Présence de Divine Saint-Pol-Roux :

Ex-libris et ex-dono de la Bibliothèque d'Étude de Brest.

 

                                              La force suffit pour conquérir, pas pour dominer.

                                                              Vercors, Le Silence de la mer.

 

I. Nuits Noires de John Steinbeck.

B.M.Brest X D 9825.

Paris, aux Éditions de Minuit, Coll. Voix d'Outre-Monde, MCMXLIV (1944).

Exemplaire sur velin, numéroté H.C, 180 pages, 17 cm..

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 Cet exemplaire est émouvant à plus d'un titre ; lorsque l'on vient de lire, sur le fond Saint-Pol-Roux de la Bibliothèque, la description par Divine Saint-Pol-Roux de la nuit du 22 au 23 juin 1940, atroce par l'assassinat qui y est commis et par le crime sexuel qui y est perpétré, atroce par l'occupation des troupes allemandes qu'elle baptise, dans l'émotion d'alors, "la race maudite", atroce par la terreur subie, par le cauchemard d'une nuit d'horreur dans ces Hauts de Hurlevent que devient, dans ce contexte, le manoir de Coécilian déjà endeuillé par la mort du frère, et que l'on découvre quel est, cinq ans plus tard, le titre d'une les lectures de Divine, NUITS NOIRES (THE MOON IS DOWN), Aux Éditions de MINUIT,  d'étranges résonnances s'établissent entre les mots.

  Lorsqu'on lit, en outre sur la page de garde, "les volumes de la présente collection constituent la première édition publique des éditions de Minuit", et au dessus, "Ce volume, en tous points conforme à celui publié par les "Éditions de Minuit" sous l'oppression a été tiré à 3735 exemplaires pour la France "etc..., d'autres liens se tissent avec ce mot d'oppression : le mot "Minuit" parle de la clandestinité dans laquelle fut publié le premier ouvrage, Le Silence de la Mer...que Vercors a dédicacé à Saint-Pol-Roux : on sait que le livre de Brullier, alias Vercors, a d'abord été tiré à 350 exemplaires, produits 8 pages par 8 pages, en huit semaines, par un imprimeur de faire-parts, Oudeville. Son atelier du Boulevard de l'Hôpital était situé juste en face de la Pitiè, transformé en hôpital militaire allemand...

  On découvre ensuite que l'exemplaire que possède la Bibliothèque de Brest est l'un des "25 exemplaires Hors commerces, pour les collaborateurs". 

  On pense aux liens secrets entre Le Silence de la Mer et le manoir de Saint-Pol-Roux, liens qui commencent par la présence du mot "mer" du titre, alors qu'il n'est nullement question de mer dans le récit ; celui-ci parle du silence d'un français et de sa nièce, dans le pays occupé, obligés de loger un officier allemand qui cherche à rompre le silence et de témoigner de son attachement pour la France. On attendrait "Le silence de la nièce", si le drame de Camaret, du manoir face à la mer, violé et saccagé, et du poète effondré jusqu'à en mourir  devant la mise à sac de son œuvre n'avait pas, vraisemblablement, hanté Vercors lors du choix du titre.

On finit par tourner la page : on trouve, tout en bas, l'ex-libris de Divine Saint-Pol-Roux.

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  Pourquoi avait-elle reçu en 1945 cet exemplaire H.C "pour les collaborateurs" ?

  The Moon is Down avait été publié par Steinbeck à New-York en 1942. Le traduire et le publier en France était un acte de résistance car ce roman décrit une petite ville occupée par une armée étrangère, et dont les habitants font comprendre aux occupants qu'ils sont indésirables, avant de mettre en œuvre des actes de sabotage. Une version française traduite par Marvéde-Fischer a été publiée à Lausanne en 1943 sous le titre Nuits sans Lune, aux éditions Marguerat puis les Éditions de Minuit ont publié en 1944 la traduction d' "Y. Desvignes", pseudonyme d'Yvonne Paraf, en signalant dans une note des éditeurs que la version suisse avait fait l'objet de coupures et d'altérations, jugement tempéré par un article de Jean-Marc Gouanvic.

  Le nouveau titre abandonne la référence à la lune (c'était une citation de Macbeth ; la lune étant couchée, le meurtre de Duncan va avoir lieu) pour se concentrer sur la Nuit noire, la destruction des repères, mais l'attente du Jour.

 

II. Les Reposoirs de la Procession, de Saint-Pol-Roux.

  Bibliothèque de Brest cote F.B C. 682.

C'est ici un ex-dono, Divine Saint-Pol-Roux ayant offert cet exemplaire à la Bibliothèque de Brest à l'occasion du centenaire (de la naissance) de son père le 15 février 1961 (le poète est né le 15 janvier 1861). Une exposition sur Sain-Pol-Roux le Magnifique avait été organisée par la Société d'Étude de Brest et du Léon à la Bibliothèque Municipale de Brest.

  Il s'agit du premier Tome des reposoirs, publié par le Mercure de France en 1893.

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      Ce livre n'est pas le seul dont Divine Saint-Pol-Roux a fait don à la Bibliothèque Municipale de Brest, puisque celle-ci a reçu également :

1.Saint-Pol-Roux : L'âme noire du prieur blanc : naïve légende. Paris :Ed. du Mercure de France, 1893, 119 p. ; 23 cm. Ex-dono : "A la Bibliothèque municipale de Brest, cette œuvre de mon Père."

2. RES FB B 289 :

  Saint-Pol-Roux / Braque : Août Paris : Louis Broder, 1958, 41 p. : gravures ; 27 x 35 cm sous emboitage toile. Exemplaire d'auteur n°4 / 5. Cette édition originale a été tirée à 140 exemplaires, tous sur vergé d'Auvergne, numérotés 1 à 120 et I à XX signés par l'illustrateur. Les Vingt premiers exemplaires contiennent une suite des gravures sur papier ancien du Japon signés par l'artiste plus une non retenue dans l'ouvrage. A part il a été tiré une suite à grandes marges des cinq eaux-fortes originales à soixante-dix épreuves sur vergé d'Auvergne numérotées et signées par l'artiste. les cuivres ont été rayés après le tirage.

  Envoi autographe  de divine Saint-Pol-Roux : Pur la Bibliothèque de Brest, ces poèmes de mon père.

3. FB XC724.

Saint-Pol-Roux, La repoètique ; préface de Raymond Datheil. Suivie de : le Poème du monde nouveau, par Gérard Macé. Limoges : Rougerie, 1971 ; 119 p. : fac-sim. ; 24 cm. Envoi de Divine saint-Pol-Roux : Pour la Bibliothèque municipale de Brest.

4. FB XC649

 Saint-Pol-Roux, Cinéma vivant ; [texte établi et annoté par Gérard Macé] ; précédé de L'Empire du soleil, de Gérard Macé, [Limoges] : Rougerie, 1972. 119 p. : fac-sim. ; 23 cm. Envoi de Divine Saint-Pol-Roux : Pour la Bibliothèque municipale de Brest.

5. FB XC1498.

 Saint-Pol-Roux, Monodrames : Dramaturgie, Les Personnages de l'individu, Les Saisons humaines, Tristan la vie. Série Le Tragique dans l'homme, 1. Mortemart : Rougerie, 1983 ; 132 p. ; 23 cm. 

6. FB XC 1022

Saint-Pol-Roux, La Randonnée ; [publié par Gérard Macé] ; Mortemart : Rougerie, 1978 ; 87 p. ; 23 cm Partiellement extrait de la "Revue de l'Ouest", août 1932-    Envoi de Divine Saint-Pol-Roux : Pour la Bibliothèque municipale de Brest, cette randonnée Camaret-Brest-Camaret

 

 

III. Denise, Poèmes de Jean Royère.

Bibliothèque de Brest cote FB XC 1499.

Jean Royère : Denise, Poèmes, bois dessinés et gravés par Jean-Paul Dubray ; Paris, Marcel Séheur 1931 ; 67 p. :ill; 20 cm. Exemplaire numéroté  49 sur 175 sur velin d'Arches, constituant l'édition unique et définitive. Reliure.

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  L'exemplaire porte un envoi autographe d'exemplaire : Au grand Poëte Saint-Pol-Roux et à Divine, DENISE envoie ces balbutiements dans des baisers. Jean Royère. Paris, le 29 août 1931.

 

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  Cette dédicace ne se comprend que si on se réfère au titre d'un poème, A Denise balbutiante.

L'ouvrage décrit les âges successifs de la petite Denise, fille de Marguerite et Eugène Chollat; "A Denise balbutiante, qui est ma prédilection, célèbre le onzième mois de cette enfant dans une sorte de plain-chant". A cette guirlande de Denise sont associés d'anciens vers. Les poèmes sont dédiès à Valérie Larabaud, Casimir Cépède, Jean-Charles Godoy.

 

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Extrait : (Prière)

Pour boire à la grenade et mordre au caroubier,

O quéteuse, songeons à fermer notre herbier.

 

Depuis vingt ans Cézanne est avec les mésanges

Personne pour broyer ici le bleu des anges,

 

Pour azurer le Louvre et le Fontainebleau

Et mettre la pensée et la forme en tableaux.

 

Cette ville n'est plus qu'un carrefour de spectres

D'Orestes en sa nef voguant vers leurs Electres.

 

Tu pleures ? ...mes deux yeux se sont fondus en eau

Sur Mallarmé défunt et John Antoine Nau,*

 

Et c'est bien vainement qu'au bord d'un flot sinistre

persiste un moine errant à frapper sur le sistre.


* Poète symboliste mort à Tréboul en 1918. Son livre Force ennemie reçut le premier prix Goncourt, en 1903; Jean Royère, qui le surnomma l'Ange des Tropiques, publia la partie posthume de son œuvre. 

 

 

IV. Baudelaire mystique de l'amour, de Jean Royère.

Bibliothèque Municipale de Brest cote X C47.

      Jean Royère, Baudelaire Mystique de l'Amour, Edouard Champion, Paris , 1927 ; 233 p. ; 23 cm. Exemplaire sur Velin pur fil Lafuma numéroté 644 sur 697.

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  L'exemplaire porte une dédicace A ma chère petite Divine, son tonton, Jean Royère.

  La dédicace ne se comprend pas , aucun lien familial n'existant entre Jean Royère et Saint-Pol-Roux, si on ignore que ce dernier considérait Jean Royère comme "son frère en poésie". Ou encore si on oublie que Mallarmé avait, à une occasion, appellé Saint-Pol-Roux "son fils", alors que jean Royère  était le plus fidèle disciple immédiat de Mallarmé : ils étaient, symboliquement, les deux fils du même père, Mallarmé. Mais il est émouvant de voir cette image symbolique s'incarner dans cette expression où Royère se déigne comme "le tonton" de Divine.

  Jean Royère, né en 1871 à Aix-en-Provence, dirigea la revue symboliste La Phalange de sa fondation en 1906 jusqu'à sa disparition en 1914, y publiant les premires écrits de Max Jacob, André Breton, Louis Aragon, Léon-Paul Fargue, et accueillant Apollinaire, John-Antoine Nau ou Claudel. Il dirigea aussi de 1924 à 1942 la Collection La Phalange (54 titres recensés).

  Il est surtout à l'origine du "musicisme", notion de poètique qu'il caractérise par deux procédés,  la répétition, et la catachrèse (décalage du sens en écart de son sens propre), mais par laquelle il plaide aussi pour la primauté de l'eurythmie sur l'Idée, dans une harmonie parfaite du sens et du son. Son livre sur Baudelaire s'inscrit dans la droite ligne de cette poétique, puisque le musicisme n'est que la codification des exigences baudelairiennes qui demandaient dans Les Correspondances que "les parfums, les couleurs et les sons se répondent".

  Le livre est dédié "au pur poète Armand Godoy en témoignage de notre commune ferveur pour Baudelaire".

  Le Fonds Saint-Pol-Roux de la Bibliothèque de Brest conserve 54 lettres de Saint-Pol-Roux à Jean Royère, témoin de vingt années d'amitié et d'échanges.

 

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V. Les Litanies de la Vierge, par Armand Godoy.

Bibliothèque Municipale de Brest RES FB C671.

Le Litanies de la Vierge, par Armand Godoy, avec une lithographie de Mariette Lydis (1890-1970), Paris : Editions Grasset, 1934 ; 61 p : front.en couleur ; 23 cm.

  Ce livre porte un envoi autographe : "au grand, très grand  Saint-Pol-Roux et à Divine avec toute la profonde et tendre affection, Armand Godoy". 

  Ce poème religieux avait été auparavant publié dans la collection La Phalange de Jean Royère chez Albert Messein.

  Ses pages n'ont pas connu le coupe-papier : que faut-il en penser ?

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  La calligraphie de cet envoi est remarquable :

 

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   Le poète Armand Godoy (Cuba,1880 -Paris 1964) est tout aussi attaché à Baudelaire et à la musicalité de la poèsie que Jean Royère, dont il est proche,et dont il avait  financé La Phalange. Autrement dit, Royère et Godoy sont les deux grands noms du musicisme : sonorités et rythmes se conjuguant dans le respect d'un sens aisément compréhensible; polyrythmie mariant les différents mètres y compris l'impair ; rythmes frappés par la répétition des mots, des rimes,  des refrains ou des thèmes musicaux ; légèreté des vers qui doivent être pouvoir être chantés ; catachrèse qui révèle de nouveaux sens aux mots de la langue.

 Comme l'indique le titre de ce recueil, sa poèsie est un mysticisme, et un mysticisme chrétien. Mais les litanies illustrent précisément, dans la liturgie, le pouvoir incantatoire de la répétition.

Extrait :

Je te retrouve enfin , Sainte Vierge Marie,

Comme autrefois au seuil de l'enfance fleurie ;

Mais mon corps est si las, mon âme est si meurtrie,

j'ai cherché si longtemps, Sainte Vierge Marie !

 

Je te retrouve enfin, Sainte Vierge Marie.

Je viens te rappeler ma céleste patrie ; 

Mais la source d'amour est à peu près tarie.

J'ai pleuré si longtemps Sainte Vierge Marie!

 

Je te retrouve enfin Sainte Vierge Marie.

Je sens ton bon regard, je sens ta main chérie ;

Mais le vieux cauchemard hante ma rêverie ;

J'ai rêvé si longtemps, Sainte Vierge Marie!


 

    La Bibliothèque possède aussi un exemplaire dédicacé que  Armand Godoy envoya après la deuxième Guerre  : Les Sept jours de la rose : poème ; orné d'un frontispice de Henri Mondor.  Paris : Grasset, 1951 37 p. : front. ; 24 cm, Envoi autographe de l'auteur à Divine Saint-Pol-Roux.

 

VI. Autres envois à Divine Saint-Pol-Roux :

1. FB D1312

La longue houle : roman par Jean-Yves Le Guen. [Le Relecq-Kerhuon],1975, 118 pages ; 20 cm.  "Ex-libris" (selon la notice de bibliothèque) ou dédicace d'exemplaire : A Divine Saint-Pol-Roux, bien cordialement, qui a aussi bercé, au Toulinguet, les rêves de son père le poète Saint-Pol-Roux le Magnifique. 

 

 2. FB XD 3052

Jehan Despert, Un chant venu de la mer, Jehan Despert Edition, Paris : A l'enseigne des Cahiers d'Île de France, 1975 : 85 p. ; 18 cm. Envoi autographe à Divine Saint-Pol-Roux.

3. FB XC3644 

Jehan Despert. Sel : poèmes. Paris : à l'enseigne des Cahiers d'Île de France, 1980 ; 31 p. ; 21 cm. Envoi autographe à Divine Saint-Pol-Roux.

4. FB XB 871

Michel Schtakleff, La Rhétorique utopique de Saint-Pol-Roux, Paris : Université de Paris IV-Sorbonne, 1979 ; 122 f ; 30 cm Bibliogr.Mém. maitrise : Lett. : Paris : 1979.

Envoi de l'auteur : Pour Divine, la fée gardienne de vérité et inspiratrice d'amour

5. FB XD 1310

Emilienne Kerhoas, Les Marches Bordeaux : "Les Nouveaux cahiers de jeunesse", 1978 87 p. ; 19 cm. Contient un envoi autographe à Divine Saint-Pol-Roux.

6. FB X D1309

Emilienne Kerhoas, A fleur d'âme Bordeaux : "Les Nouveaux cahiers de jeunesse", 1976 ; 60 p. ; 19 cm. Envoi autographe de l'auteur à Divine Saint-Pol-Roux.

7. RES XXe D 277.

 Elsa Triolet : Elsa Triolet choisi par Aragon, Paris : Gallimard, 1960 ; 362-[4] p. ; 21 cm Introd. de Louis Aragon p. 7-62 Bibliogr. des oeuvres d'Elsa Triolet établie par Lucien Scheler p. 359-362Envoi autographe d'Elsa Triolet et d'Aragon : A Divine Saint-Pol-Roux, ses amis moins lointains que la perspective ne le prétend

 

8. FB X B 875

Jacqueline Le Gall,  L'Image chez Saint-Pol Roux, Nancy : Université de Nancy II, 1972 ; 104 f ; 29 cm : Mém. maitrise : Lett. : Nancy : 1972.  Envoi de l'auteur : A Madame Divine Saint-Pol-Roux avec toute mon admiration pour l'oeuvre de cet homme "magnifique" qu'était son père

 

9. FB X B 872

  Jean-Pierre Hélias, : Offrande à l'inconnu ou L'Univers des images à travers " Les Reposoirs de la procession " [Rennes : Université de Haute-Bretagne, ca 1966] ; 160 f ; 28 cm Bibliogr. Mém. maitrise : Lettre Envoi de l'auteur : A Mademoiselle Divine Saint-Pol-Roux avec mes hommages respectueux

 

10. FB X D 25

Léontine Drapier-Cadec, Recouvrance des souvenirs  ; préf. de Jean-Louis Bory ; dessins de Jim Sévellec  Brest : Ed. de la Cité, 1966 ; 224 p.-[15] f. de pl. : dessins ; 19 cm Envoi autographe de Léontine Drapier-Cadec et de Jim Sévellec à Divine Saint-Pol-Roux. Envoi autographe de l'auteur à Odette Dourver

11. FB X B 876

 Denis Slakta, Univers intérieur et monde extérieur chez Saint-Pol-Roux  Paris : Université de Paris, 1963 ; 192-XII f ; 29 cm Mém. D.E.S. : Lett. : Paris : 1963 Envoi de l'auteur : A Mademoiselle Divine Saint-Pol-Roux, avec mes sentiments respectueux et reconnaissants

 

12. FB X D 12964

André-Paul Antoine : Antoine, père et fils : souvenirs du Paris littéraire et théâtral 1900-1939 ; Paris : R. Julliard, 1962 ; 299 p. ; 20 cm Envoi autographe de l'auteur à Divine Saint-Pol-Roux

 

13.

Mahieu, Raymond Saint-Pol-Roux : étude des " Reposoirs de la procession " Louvain : Université catholique, 1959 ; V-135 f ; 27 cm Mém. : Philologie : Louvain : 1959. Envoi de l'auteur : A Mademoiselle Divine Saint-Pol-Roux, en hommage respectueux et reconnaissant

 

 

14.

Anne Fontaine Par-dessus la haie, front. dessiné par Henri Mondor Paris : Grasset, 1952 83 p. : front. ; 20 cm Envoi autographe de l'auteur à Divine Saint-Pol-Roux.

15. XD 463.

Georges Duhamel  Lieu d'asile Paris : Mercure de France, 1945  142 p. ; 19 cm Envoi autographe de l'auteur : A Divine Saint-Pol-Roux, en souvenir du mois d'affliction mais avec une grande confiance & une franche espérance

 


VII. Autres ex-libris de Divine Saint-Pol-Roux.

RES FB D715  :

Paul T. Pelleau, Saint-Pol-Roux le Crucifié, Nantes : Ed. du Fleuve, 1946, 2O5 p : ill ; 19 cm Ex-libris ms :à Divine Saint-Pol-Roux.

 

 

 

 VIII. Dédicace à Saint-Pol-Roux.

C'est votre histoire, de Jeanne Perdriel-Vaissière.

Bibliothèque Municipale de Brest cote FB X D 1293.

Jeanne Perdriel-Vaissière, C'est votre Histoire, Coll. La Liseuse 3Fr, Ed. Plon, Paris [1927], 184 pages, 19 cm.


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 Envoi d'exemplaire autographe : a Saint-Pol-Roux, Enchanteur de... cette humble image de Pen-Hat, de tout cœur, Jeanne Perdriel-Vaissière.

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Published by jean-yves cordier
1 février 2013 5 01 /02 /février /2013 16:21

                      I. Le drame du manoir de  Saint-Pol-Roux le 23 juin 1940 , et la mort du poète le 18 octobre 1940 : témoignage de sa fille Divine.

 

  Je suis passé cent fois devant ces ruines ; "c'est le manoir de Saint-Pol-Roux" ; je n'en savais pas plus, jusqu'à ce que je découvre, sur le site Patrimoine de la Bibliothèque de Brest, le témoignage émouvant du drame qui s'y était déroulé dans la nuit du 22 au 23 juin 1940.

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Ce drame est décrit par la fille de Saint-Pol-Roux, Divine, qui en fut l'une des trois victimes ; on peut lire sa "déposition"  : Le manuscrit a été acquis par la Bibliothèque Municipale de Brest après la vente du 20 novembre 2007 des archives de Maurice NOËLrédacteur en chef du Figaro Littéraire. [ vendues  par PARISUD-ENCHÈRES adjudication 500-700 €]. Il figure dans son riche Fonds Saint-Pol-Roux.

  Il est plus émouvant de lire l'original que la transcription que je vais en donner mais il me paraissait nécessaire que cette dernière soit disponible aussi, en ligne, pour les commodités de sa consultation ou de sa citation.

1. Le manuscrit de Divine Saint-Pol-Roux.

MANUSCRIT autographe de sa fille Divine SAINT-POL ROUX, [Publié dans le Figaro Littéraire, sans-doute le 5 septembre 1944] ; 2 pages in-4.

 

   "C'est dans la nuit du 23 au 24 juin [corrigé : 22 au 23 juin] 1940, quatre jours après l'occupation par les troupes allemandes de la Presqu'île de Crozon, que le manoir de Coecilian en Camaret-sur-mer fut ensanglanté par un drame atroce. 

  Vers 10h½ du soir, un soldat allemand qui s'était présenté en fin d'après-midi sous prétexte d'achat frappa à l'une des portes du manoir, reçue par Rose Bruteller. Il expliqua qu'il avait l'ordre de contrôler la maison des soldats allemands s'étant échappés et demanda qu'on prévint les maîtres ; sur son insistance notre servante nous fit descendre mon Père et moi. Après avoir visité touts les pièces du manoir et la cave le soldat se reinstalla dans le hall où il nous fit comprendre très difficilement, pour justifier la longueur de sa visite, qu'il attendait pour rentrer au camp qu'il attendait ses camarades occupés eux aussi à contrôler les autres maisons.

   Vers minuit alors que mon Père à plusieurs reprises s'était efforcé de provoquer  son départ, le soldat se retourna vers moi en me regardant avec insistance et m'adressa une parole qui me fit comprendre trop tard hélas la raison de sa visite. Il arma son pistolet automatique ; Mon Père voulut lui sauter dessus mais j'avais déjà l'arme bloqué sur les reins. Il y eut une courte lutte dans la cave, m'étant jetée devant mon Père que l'allemand allait abattre l'allemand se retourna vers moi et me tira dans la jambe. Ce coup de feu provoqua l'éclatement du tibia puis il s'en prit à mon Père qui luttait, m'appelant désespérément  me croyant tuée, il tira, mon Père sentit les balles lui frôler le visage, notre servante ayant du faire dévier le bras armé, à ce moment je le croyais mort et fut laissé pour tel par l'allemand qui tira ensuite sur notre servante la tuant de trois balles dans la bouche. J'assistais impuissante et horrifiée à cette scène atroce.

  L'allemand accomplit alors la seconde partie de son crime atroce il revint vers moi, je faisais la morte espérant qu'il me laisserait, je reçus un violent coup de botte dans la jambe blessée, il me remonta au salon, j'essayais de me défendre il me tordit alors la jambe et abusa de moi. je fus sauvée de la mort par mon chien l'assassin prit peur et s'enfuit dans la nuit. je pus après de longs et pénibles efforts me traîner dehors où on me trouva au petit jour.

  Après les démarches auprès des autorités allemandes et ma déposition j'arrivais à l'hôpital civil de Brest 17 heures après le drame, j'y fus opérée d'urgence, j'y fus soignée jusqu'au 15 avril 1941. Pendant toute cette période le docteur Pouliquen et son assistant luttèrent contre l'amputation. Je subis quatre opérations. Le 15 avril 1941 l'hôpital ayant été détruit par un bombardement je fus dirigée sur la clinique du docteur Pouliquen où je restais huit jours mais Brest devenant peu sûr je fus évacuée sur Camaret où je fus accueillie par les parents de notre servante, n'ayant plus de foyer. Pais mon cas nécessitant encore plus de soins j'attendis la venue de mon frère pour être transportée à Paris où je fus admise à l'Hôtel-Dieu le 30 octobre 1941 et y demeura soignée par le professeur Mondor jusqu'au 15 avril 1942.

  Le drame de juin 1940 avait fait une troisième victime, cruellement atteint par la mort de notre fidèle Rose, par mes souffrances et aussi par les coups qu'il avait reçus, mon Père dont la santé jusqu'alors avait été excellente reprenait courage et confiance lorsque je lui souriais, il venait me voir deux fois par jour il avait entrepris d'écrire une œuvre pour la grandeur de la France, œuvre intitulée "Le roi Soleil est en nous-mêmes" il avait commencé ainsi qu'un poème "archangelus" sur la mort de Rose, je n'ai rien retrouvé.

  Il faisait la navette entre l'hôpital de Brest et Camaret, une nouvelle et cruelle épreuve après tant d'autres l'attendait, il apprit un soir d'octobre que le manoir qui avait déjà été pillé venait à nouveau d'être "visité". Les diverses pièces du manoir notamment sa chambre et son cabinet de travail se trouvaient dans le plus grand désordre. Les manuscrits de plusieurs ouvrages auxquels mon Père travaillait depuis de nombreuses années avaient été les uns déchirés les autres brûles . Lorsque mon Père vit le désordre il comprit qu'il lui serait impossible de reconstituer son œuvre, il en éprouva un immense désespoir qui acheva de briser sa résistance.

  Transporté le 14 octobre 1940 à l'hôpital de Brest où je me trouvais il expira le 18 octobre à 5 heures du matin. Pendant les trois derniers jours la mère St-Hélier me descendait près de mon Père bien-aimé, la 1ère fois il me reconnût me regarda longuement de ses beaux yeux clairs et poussa un long cri "ma fille" il essaya de me rassurer mais je compris par ses paroles ; Le lendemain il ne parlait plus mais me regarda longuement et me sourit il chercha ma main et de sa main remonta jusqu'à mon épaule qu'il serra fortement, de sa belle main droite il faisait le geste d'écrire, vers le soir j'assistais le cœur brisé aux derniers sacrements il reconnut l'aumônier et lui tendit la main, la 3ème après-midi il avait les yeux clos mais lorsque les infirmiers me penchèrent sur lui pour l'embrasser il eut encore un sourire, c'était son dernier baiser, je ne devais plus revoir ce Père que j'avais tant aimé, j'étais seule, la race maudite avait tué un grand poète.

  Mon Père allait avoir 80 ans."

 

 

Le bombardement des hospices civils de Brest  du 15 avril 1941, dont parle Divine Saint-Pol-Roux, avait totalement détruit ces locaux ainsi que la maternité, faisant 56 victimes parmi les malades ou les soignants : une plaque a été apposée rue Traverse en leur souvenir ; elle a été inaugurée en 1984 par le Dr Alexis Corre, grande figure brestoise, médecin des sapeurs pompiers et membre de la Défense Passive pendant la guerre.

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  Une autre plaque, située sur la façade de l'actuelle Bibliothèque d'Étude de Brest, a été posée en 1970.

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2. La tombe de Saint-Pol-Roux dans le cimetière de Camaret : 

 

  Le poète  Pierre-Paul Roux, dit Saint-Pol-Roux (1861-1940) y est enterré aux cotés de son épouse Amélie (décédée le 4 novembre 1923), et de sa fille Divine (28 septembre 1898-30 octobre 1985).

Théophile Briant (Saint-Pol.Roux, éd. Seghers) raconte : " Il fut enterré le 21 octobre à Camaret, au milieu de cette population côtière qu'il avait conquise et qui, raidie dans ses vêtements de deuil, cachait à peine son indignation des récentes forfaitures. Le cercueil, qui avait passé la nuit à la chapelle Notre-Dame-de-Rocamadour, fut porté à bras par quatre marins langoustiers aux visages de statue qui voulurent arrêter " Monsieur Saint-Pol" devant la tombe encore fraiche de sa servante, avant de le descendre dans la Terre Sainte de Bretagne"Sans doute au passage du cortège funèbre s'est-il trouvé quelqu'un pour murmurer la prière de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique :

 "Allez bien doucement, Messieurs les Fossoyeurs,

 Car il était un Dieu, peut-être, ce poète ... "

 

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Cette inscription fait référence au titre du poème L'Ange de ma solitude, Manoir de Coécilian, 1924:

                                                                                             A ma fille Divine

Mage aux longs diamants cueillis dans le mystère

Et que ma foi propose à l'homme encore obscur,

J'ai reçu ta beauté de la magique terre

En laquelle m'espère mon sceptre futur

Âme toujours vibrante au cœur du solitaire

Une sainte lumière éclot de ton œil pur

je m'alimente à ton silence salutaire

Et ma parole est une étoile dans l'azur

Enfant qui m'a voué cette tutelle étrange

Où l'humaine servante se fond avec l'ange

 

Un paradis cédant à la captivité

 

Pardonne ma victoire en ta grâce éternelle

Entre l'Hymne lointain et proche de ton aile,

O fille dont le nom dit la divinité.

 (Cité par M.F. Bonneau, cf Sources)



      3. La tombe de Rose Bruteller (1897-1940) au cimetière de Camaret.

 

  On vient de lire comment Rose, qui a sauvé Saint-Pol-Roux en détournant le tir du soldat allemand, a été assassinée. Rose Bruteller était, d'une seule année, l'aînée de Divine, et avait été son amie depuis que sa mère Marie était entrée au service de la famille en 1905 (Rose avait alors 8 ans) dans un manoir qui comportait quatre chambres pour les domestiques. Puis, elle était devenue, elle-même, "servante" au manoir. Dans les années difficiles qui avaient suivies la première Guerre, le poète avait écrit : "Notre salut partiel est le dévouement ingénu de Rose. Cette enfant bénie possibilise notre vie à tous les deux : elle est toute une famille, elle est l'humanité toute entière, en son inlassable geste de jeunesse. Quand il n'y a rien à semer, elle sème quand même du rire, ce grelot de l'espérance. Mieux encore que l'Humanité, Rose c'est Dieu, mais oui, la preuve de Dieu, ô philosophes, la voici : ROSE." (cité par M.F. Bonneau, cf Sources). Il lui dédiera son premier texte rédigé après le drame, Le vrai Soleil est en nous-mêmes".

 

Si Divine, hospitalisée à Brest n'assista pas aux funérailles de Rose Bruteller le 23 juin 1940, Saint-Pol-Roux  assista bien-sûr à la cérémonie célébrée par l'abbé Jaouen, en présence des parents de Rose, Marie et Toussaint  Bruteller et de sa sœur Anne.

  La famille Bruteller est signalée par les généalogistes depuis 1616 dans la Presqu'île de Crozon, à Saint-Nic, et depuis 1718 à Camaret, exploitant une ferme à Lagatjar (avis de déces en 1834 de Jacques Bruteller, cultivateur à Lagatjar). En 1895, un Bruteller était patron d'une chaloupe de Camaret, La Providence. Généalogie Bruteller.

La tombe de Rose est celle de gauche ; celle de droite est celle de ses parents. Jean-Toussaint Bruteller (1868-1954) marié le 9-01-1898 avec Marie Rolland (1872- ).

 

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  La ferme de Lagatjar était toute proche du manoir de Coecilian. Cette maison qui fait face aux alignements mégalithique appartient encore à la famille de Rose :

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      4. Les tombes de trois amis de Saint-Pol-Roux : Antoine, Sévellec et l'abbé Bossenec.

 

a) Le chanoine Bossenec (

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b) André Antoine.

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c) Jim E. Sevellec (1897-1971).


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II. L'installation de Saint-Pol-Roux en 1898 à Roscanvel : Lanvernazal.

  En 1897, le marseillais Pierre-Paul Roux installé à Paris avec son épouse Amélie et ses deux fils Coecilian et Lorédan (1894-1960) doit faire face aux difficultés financières, et au refus de sa pièce La Dame à la Faulx par tous les théâtres parisiens, et notamment par son ami André-Antoine. A la joie causée par la naissance d'un fils, Magnus, le 2 mars succède l'effondrement, car l'enfant meurt trois jours plus tard. Tous les rêves du couple se brisent : après la rencontre, lors d'une fête foraine, d'une danseuse qui les encourage à partir pour Camaret, dont elle est native, ils partent pour ce port du Finistère. Mais c'est d'abord à Roscanvel qu'ils trouvent à se loger, en juillet 1898, dans une chaumière que leur louent Mr et Mme Petton, à la Garenne de Lanvernazal, près du manoir du même nom. 

 

Merci à Noëlle et à sa famille, accueillants habitants d'une bergerie de Lanvernazal, qui me renseignèrent si bien sur Divine et sa Chaumière.


1. La chaumière de Divine.

 

  Elle a été rénovée par son dernier acquereur, avocat de profession, et si elle garde l'appareillage en moellon de ses murs, et l'encadrement en kersanton de ses ouvertures, elle aurait perdu sa disposition intérieure typique des maisons de pêcheur, avec un couloir central en planche de bois.   Elle conserverait néanmoins  encore les panneaux où le poète a fait inscrire les maximes suivantes : La beauté, c'est l'exaltation de la vie" ; Le Style, c'est la vie" et "Or c'est ici, Divine, que tu naquis". 


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 Si elle porte, encore aujourd'hui, le nom de Chaumière de Divine dont l'a baptisée Saint-Pol-Roux, c'est qu'une petite fille y est née le 28 septembre, trois mois après leur installation : Divine Saint-Pol-Roux.

  Son nom était inscrit sur la porte avec le monogramme du poète ; la porte a été refaite "à l'identique" par le nouveau propriétaire et l'inscription y est peinte, certainement fidèlement.

 

 

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2. L'Hermitage.

 En 1900, la famille s'installe sur le port de Roscanvel, face à la rade de Brest et à l'île des Morts, dans l'ancienne maison du gardien de la briqueterie Jean-François Salomon.

 Celle-ci a été, depuis, très remaniée...

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III. Les villas voisines du manoir de Coecilian à Lagatjar.

 

Une vue moins classique du manoir de Boultous (la Lotte) ou de Coecilian et de ses quatre tourelles rebelles à la destruction:

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  Si on suit le sentier côtier qui longe le manoir de Saint-Pol-Roux vers la Pointe de Pen-Hir, on rencontre successivement quatre villas, dont les propriétaires furent donc les voisins et/ou amis de la famille Roux durant sa présence à Camaret de 1903 à 1940, et des artistes qui participèrent à la réputation artistique et culturelle du port breton. Dés le milieu du XIXe siècle, Gustave Flaubert et Maxime du Camp, Edmond About, Francisque Darcey, Vittault, Emile Gridel avaient fréquenté Camaret.cAprès Eugène Boudin qui y séjourna dès 1869 et entre 1874 et 1880, cette colonie s'était rassemblée dès les années 1880 dans le port sardinier, autour de l'Hôtel de la Marine tenu et animé par Rosalie Droso. Elle comptera, outre ceux que nous allons découvrir, les peintres Richon-Brunet, , Georges Lacombe, Vaillant ou les écrivains comme Georges Ancey et Henri Becque. La première guerre mondiale vient ternir l'éclat de la brillante Colonie, mais sous l'impulsion de Saint-Pol-Roux, Camaret accueille bientôt Max Jacob, André Breton... 

 

 

L'étoile indique les tourelles du manoir de Coecilian.

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ce sont:

1. L'ancien atelier de Marcel Sauvaige.

 

  La maison la plus proche du manoir de Saint-Pol-Roux a été occupée par Marcel Sauvaige,(...-1927)  peintre de Lille qui fut le premier à venir s'installer sur la crête de Pen Had en 1891 ; le peintre Charles Cottet vint y peindre également des toiles. Ces peintres de la "Colonie de Camaret" étaient des amis de Saint-Pol-Roux.

 Le port de Camaret, M. Sauvaige, coll. Dieppe, Château-Musée.

 

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2. La villa de Gustave Toudouze, Dirag ar Mor.

  La villa porte bien son nom de Dirag-ar-Mor, "Devant la mer". 

Gustave Toudouze séjourna chaque été à Camaret à partir de 1886.

 

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Cette villa fut aussi la propriété du fils de l'écrivain, romancier également, Georges Gustave-Toudouze, qui l'occupa avec son épouse Louise, poète, après la mort de Gustave Toudouze en 1904:

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3. La seconde villa d'André Antoine.

       Elle fut acquise par André Antoine en 1912 ; elle ne comportait alors qu'un rez-de-chaussée.

 Les deux villas furent vendues en 1935.

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4. La première villa d'André Antoine : l'Armor Braz.

  Considéré comme l'inventeur de la mise en scène moderne, André Antoine (1858-1943), fonde le Théâtre Libre en 1887 à Paris afin d'ouvrir la scène à des auteurs comme Ibsen, Tolstoï ou Strindberg,, de libérer les acteurs des conventions pour, rejoignant le naturalisme de Zola, vivre leur personnage avec spontanéité. En 1897, il installe sa troupe dans le Théâtre des Menus Plaisirs avant d'en prendre la direction et de la baptiser Théâtre Antoine, puis de diriger le Théâtre de l'Odéon en 1906. 

 André Antoine fréquentait déjà Camaret (logé au Fort Vauban) lorsque Saint-Pol-Roux y fit son premier séjour en 1892, sans néanmoins rencontrer l'homme de théâtre. En 1897, devenus amis, celui-ci refuse néanmoins de monter sa Dame de la Faulx.  Il est le parrain de Divine Saint-Pol-Roux née à Roscanvel le 28 septembre 1898, et le 5 février 1903 il est témoin avec Catulle Mendes et Octave Mirbeau du mariage de Amélie-Henriette Belorgey et de Pierre-Paul Roux (Saint-Pol-Roux) à Paris.

  Il fait construire cette première maison en 1904.

A sa mort en 1943, il fut inhumé au Pouliquen, puis ses restes furent transférés au cimetière de Camaret en 1970.

 

  l'Armor-Braz fut vendue en 1935 à un couple d'acteurs de la Comédie Française amis d'André Antoine, Gabrielle Colonna-Romano et Pierre Alcover.


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IV. Le Musée des Bretons de la France Libre et l'hommage à Saint-Pol-Roux.

 

 

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  Le visiteur qui découvre ce musée de la Pointe de Pen-Hir, voisin des quatre villas précédentes, y trouve d'abord une succession d'ancres ; sur le fût de celles-ci sont gravées des poèmes : L'un d'entre eux Les Vieilles du hameau, est dédié "A ma fille Divine" et a été lu "lors de l'enterrement de tante Lise, hameau de Lanvernazal".


                             st-pol-roux-paul-feval 1098c

 

      Le second s'intitule "Oraison funèbre de Rosalie Dorso, doyenne de Camaret":

  La veuve Rosalie Dorso a tenu l'Hôtel de la Marien (actuel Café de la Marine) à Camaret de 1880 jusqu'à sa mort en 1909, à l'occasion de laquelle Saint-Pol-Roux prononça cette Oraison.

st-pol-roux-paul-feval 1099c

 

 

 

 

Le troisième est une lettre à Jean Moulin :

                                           st-pol-roux-paul-feval 1103c

 

 

 On trouve aussi cet extrait de Prière à l'Océan, aux pêcheurs de Camaret :

Océan,

Catastrophe constante,

Agrégat de tourmentes,

Tragédie sans fin,

Oh fais taire tes orgues barbares du large !

Haut sur sa dune aux immortelles d'or

Un poète te parle !

 

Dis, mon grand

Si grand qu'il me semble sombrer dans ta barbe d'écume,

Dis, mon grand si grand que me voici néant,

Vaine fourmi près d'un géant,

Dis, mon grand,

J'ose, moi le veilleur à la proue du vieux monde,

T'implorer pour ceux qui labourent ton onde.

 


Sources : 

1. Travaux et publications de Marcel Burel.

2. Un Poète, avez-vous dit ? Saint-Pol-Roux 1861-1940, Marie-Françoise Bonneau, Brest 2011.

3. Inventaire général du Patrimoine :

La chaumière de Divine.

Maison du gardien du Four à Chaux, dit l'Hermitage.

Château Le Boultous, dit Château Saint-Pol-Roux.

Les Villas de la Montagne (Lagatjar).

4. Site Topic-topos :

andre-antoine

manoir-du-boultous-camaret-sur-mer

Hotel de la Marine et Rosalie Dorso

5. Wikisource:

timbre Sain-Pol-Roux.


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Published by jean-yves cordier
30 janvier 2013 3 30 /01 /janvier /2013 22:27

 

 Florilège de la Bibliothèque d'Étude de Brest (2):

 

Un exemplaire du Poisson d'Or de Paul Féval dédicacé à Saint-Pol-Roux.

  

Sous la cote FB XD 1294 se trouve conservé à la Bibliothèque d'Étude de Brest un exemplaire de Le Poisson d'or de Paul Féval... 

— ...?

— Mais si, Paul Féval, l'auteur du Bossu ! — Ah !

— Aussi prolifique que Balzac ! — Non !

— Un second Alexandre Dumas ! — Pas possible !

— "Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi". — Eh, dites-le tout-de-suite, bien-sûr bien-sûr, Lagardère, pardi ! Paul Féval, dites-vous ?

  — Et breton avec ça, né à Rennes rue du Four-à-Chapitre. — Oh, ça change tout... Dites, ce n'est pas lui qui a écrit La fée des grèves ? Si ? J'ai lu ça quand j'étais petit et depuis, je ne peux traverser la baie du Mont-Saint-Michel sans être hanté par des souvenirs de sables mouvants dans la brume autour de Tombelaine ! Montrez-moi donc ce Poisson d'or !

                        DSCN9058c

 

 

  Voyons...un cartonnage d'éditeur sans date...18 cm sur 12cm, c'est un in-12..."Nouvelle collection à deux francs", pas cher. "Œuvres de Paul Féval soigneusement revues et corrigées". Le Poisson d'Or. Paris, Société d'Éditions Littéraires et Artistiques. LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée d'Antin, 50...Tous droits réservés. Ces vieilles couvertures jaunes, c'est toute une époque, non? Ma grand-mère en avait des rayons entiers. Qu'en dit Wikisait tout? Ollendorff, 2000 titres au catalogue de 1896 ! Créé la Société d'Éditions Littéraires et Artistiques en 1898... Une collection de romans populaires... Tenez, là, c'est la marque d'éditeur, le P et le O en monogramme.

  La couverture est dessinée par Géo Dupuis, (Georges Dupuis 1874-1932), on voit que ça doit parler de bretons ou de chouans, une sorte de roman de cape et d'épée avec des chapeaux ronds... pas plus de poisson que de pièces d'or... et le portrait, c'est Philippe Noiret ?

Mais non, c'est l'auteur, et voilà sa photo :

 

 

 

Et tournez la page, cher Monsieur plutôt que de dire des bêtises.


DSCN9055x

 

 

  42, 43, 44, 45, 46 ! 46 œuvres de Paul Féval ! Le Loup Blanc, ça doit être connu, mais La Première Communion, connais-pas.  En lisant les titres, on voit tout-de-suite le genre des romans. Et sur l'autre page...Tiens, une nouvelle marque d'éditeur, elle est plus élégante, et on voit mieux le L, le O et le P... POL ? LPO ?

  La date est inscrite au crayon,1883.  N'avez vous pas lu tout-à-l'heure sur Wiki que la Société Littéraire n'avait été créé qu'en 1898 ? La première édition date de 1863 chez Hachette, Paris, et  chez G. Paetz, Paris,(Gallica) , une autre édition sort en 1878 à la Société Générale de Librairie Catholique (Gallica), puis en 1883 chez le même éditeur. L' édition de Paul Ollendorf date de 1895. 

  Tournez, tournez, mais tournez donc !

Là, je le sentais, une inscription. La Notice de la Bibliothèque Municipale la signalait comme un ex-libris manuscrit, mais n'est-ce pas plus exacte de parler de "dédicace" ? Comment ? "Vous n'avez pas fait l'École des Chartes", très bien, ne le prenez pas mal.

                  DSCN9057c

 

Lisons : A l'aimable Saint-Pol-Roux, à l'hospitalier poète, qui offrit l'abri de son manoir breton au marquis de Keroulaz, le héros ce livre, j'adresse la légende du Poisson d'or. Souvenir reconnaissant du fils de l'auteur et de l'adaptateur* cinématographique, Paul Féval 1er septembre 1916.

* la notice de catalogue de la Bibliothèque donne par erreur "adaptation".

 C'est écrit par Paul Féval fils, est-ce encore "une dédicace" ? Ou bien "un envoi"? Pécuchet, vous êtes là ? Vous consultez le Bulletin du Bibliophile  de Nodier ? Non ? Ah, je vous connais, Juste Romain, quand vous êtes plongé dans Les Dédicaces de Barbey d'Aurevilly, rien ne vous en sort. 

— Voilà, j'ai trouvé. Pécuchet, vous m'entendez? J'ai "Envois et Dédicaces" par Gérard Farasse : "Sa forme la plus ancienne est la "dédicace d'œuvre", le plus souvent imprimée, qu'elle soit brève (mention du dédicataire) ou longue (épître dédicatoire)", non, ce n'est pas ça  "la deuxième forme est la "dédicace d'exemplaire", l'envoi manuscrit"...encore peu étudiée...mérite qu'on s'y arrête..."toute œuvre porte cette dédicace à l'encre sympathique : au lecteur", c'est bien dit, cela rappelle Baudelaire... Lisez la page 16, cela s'éclaircit, on nomme "dédicace" la dédicace imprimée et "envoi" la dédicace manuscrite, destinée à être lue par une seule personne, car comme l'écrivait Proust à Daudet à qui le Coté de Guermantes était dédicacé , on peut imprimer son admiration et sa reconnaissance par la dédicace, mais on réserve l'envoi manuscrit pour y exprimer sa tendresse

— Vous perdez votre temps, Bouvard : l'inscription du fils Féval n'est ni un ex-libris, ni une dédicace, ni un envoi, c'est un ex-dono : "ouvrage offert par qui n'y a aucune part". Et pour la peine, je vous lis la dédicace de Barbey au docteur Letourneau :

                             Un très ignorant qui se résigne à son ignorance

                             A un très savant qui ne doute de rien.

Et toc! Bien trouvé, Bartholomé, non?

  Pendant tout ce temps, dans la salle de lecture de la bibliothèque, j'avais eu le temps de me mettre à lire Le Poisson d'Or et de découvrir comment, de même que la fée Mélusine, qui est poisson par la moitié basse, a fait la fortune des Lusignan, un autre Mélu ou merlu, un poisson d'or, avait fait celle de Jean II chevalier de Penilis, de Lokeltas en l'île et de Kerpape, en l'an de grâce 1376, puis favorisé ce lignage à travers les siècles ; et comment la septième et dernière pêche miraculeuse du Poisson d'or avait eu lieu pour la septième et dernière fois au mois de juillet 1804 à l'intérieur des pages qu'il me restait à lire.

  L'ouvrage était à déguster sur place, mais j'éprouvais la nécessité de me dégourdir les jambes et, rendant le volume à la couverture ictérique à un bibliothécaire assistant spécialisé dont je fus incapable de distinguer s'il était de classe normale ou de classe supérieure, mais dont j'appréciais la courtoise efficacité de grande classe à laquelle je rends ici hommage , je sortais, descendis la rue Traverse, obliquais par la rue Louis Pasteur et, mue par un étrange magnétisme qui m'amène très répétitivement à l'intérieur de la Librairie Dialogue, je repris mes esprits : devant moi, comme dans un rêve, s'étalaient sur un petit pan de mur jaune la couverture safran du Poisson d'Or de Paul Féval, et, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection : résurrection effective puisqu'il ne s'agissait pas moins que la réédition  de l'ouvrage paru en 1942, Ar pesk aour, traduit en breton par Roparz Hemon et illustré par Robert Micheau-Vernez. Cette nouvelle version de 2011 qui brillait de ses feux jaunes comme un gileten brodé motifs de fougères est bilingue breton-français, Pierrette Kermoal ayant assuré la relecture du texte breton ; elle vient d'être éditée par la  Librairie L'Encre de Bretagne  de  Rennes. 

Je n'hésitais pas à acquérir, pour poursuivre ma lecture chez moi, cette édition enrichie des 21 illustrations à l'encre de chine de Micheau-Vernez.

 


Photo

 

  L'histoire se déroule entre Lorient et Groix ; le marquis de Kéroulaz (chacun voit que Féval s'est inspiré pour son héros de la gwerz de Villemarqué l'Héritière de Keroulaz, Penn-Herez Keroulaz), bien appauvri, a acheté au vilain Bruant une presse à sardine située devant Port-Louis ; il l'a payé comptant mais, pour des raisons que nous ignorons encore, il n'a pas de quittance, et Bruant, qui prétend n'avoir pas été payé, veut l'obliger à lui céder...la main de sa petite fille.

  Retour à l'ex-dono

: il s'adresse "A l'aimable Saint-Pol-Roux, à l'hospitalier poète" . 

     Portrait par Iffig, artiste de Camaret.

                        DSCN9102c

Saint-Pol-Roux en 1937 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90275245.r=saint-pol-roux.langFR

L'Académie Mallarmé : portrait de M. Saint Pol Roux : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

     ..."à l'hospitalier poète qui offrit l'abri de son manoir breton..." Cela fait allusion au manoir du Boultous (baudroie en breton), rebaptisé du prénom de son fils (mort devant Verdun en 1915) manoir de Coecilian, et que Saint-Pol-Roux fit construire à Camaret à la place de la maison de pêcheur qu'il avait acheté en 1903 au-dessus de la plage de Pen Had. Un manoir néo-quelque-chose, à huit tourelles, fantôme à tous les étages, tuiles vernissées vertes face à la mer. Une stèle posée devant les ruines actuelles nous en montre l'allure : 

DSCN9100c

 

..."qui offrit l'abri de son manoir breton au marquis de Keroulaz, le héros ce livre,  j'adresse la légende du Poisson d'or.".

 La phrase est énigmatique : le marquis de Keroulaz est un héros de roman, et on chercherait  en vain un authentique Marquis de Keroulaz : La Villemarqué raconte dans le Barzaz Breizh qu'il a rencontré le dernier : "Il y a peu d’années, je vis passer, sur le chemin de Quimper à Douarnenez, un grand paysan de bonne mine, d’une quarantaine d’années, portant les larges braies plissées du canton et de longs cheveux blonds flottants ; frappé de son air distingué, je demandai son nom : c’était le dernier marquis de Keroulaz". C'est une famille de la noblesse bretonne,dont Potier de Courcy indique :

— KEROULAS (de), Sr dudit lieu, —de Cohars, —de Gorescour,—de Keraly, du Bourg. Anc. ext. Chev. R. 1669. 9 générations, R. 1426, 1443, M. 1481, 1503, 1534, en équipage d'hommes d'armes. Par. de Plourin, évêché de Léon.Fascé de six pièces d'argent et d'azur. Le dernier abbé de Carnouët appartenait à cette famille, aujourd'hui éteinte." (Nobilier de Bretagne, 1846).

 Saint-Pol-Roux n'a pas donné accueilli Paul Féval (1816-1887) dans ce manoir construit en 1904, mais peut-être a-t-il reçu Paul Féval-Fils ? 

"Souvenir reconnaissant du fils de l'auteur et de l'adaptateur cinématographique, Paul Féval 1er septembre 1916."

En 1916, Saint-Pol-Roux se remet de la perte de son fils Coecilian grâce à un événement heureux, le mariage de son second fils Laurédan avec une fille de Pont-L'Abbé. Lui, qui fut surnommé "le Magnifique" aux temps héroïques du Symbolisme, participant à toutes les audaces du mouvement, à toutes les luttes avec Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé, Samain, Moréas, Renard, Maeterlinck, Régnier, de Gourmont, Adam, Kahn, Barrés, lui qui publia les Reposoirs de la Procession aux débuts du Mercure de France en 1893, puis en 1899 ce chef d'œuvre du théâtre symboliste qu'est la Dame à la Faulx , lui qui ayant fui sur le simple dire d'une voyante Paris pour le Bout du Monde avait su y créer l'animation joyeuse et généreuse, apparaissant le 25 décembre 1909 habillé en Pére Noël, arrivant du large sur le port dans une barque avec une hotte sur le dos pour distribuer des jouets, était, par ces temps de guerre qui le privait de ses droits d'auteur, confronté à des difficultés financières, d'autant qu'il avait fait imprimer à fonds perdus  huit numéros d'une revue patriotique, La France Immortelle. Ne vivant plus que dans une seule pièce du grand manoir, il vendait des meubles, des objets d'art africains,, et il avait fait mettre en vente chez Bernheim les bois de la maison du Jouir de Gauguin que Ségalen lui avait rapportés des Marquises.

 L'adaptation cinématographique à laquelle Paul Féval Fils fait allusion est celle de la première version, muette, de Le Bossu par Jean Heuzé en 1910, sortie le 2 mai 1913 en France, mais aussi celle son propre roman Le Fils de Lagardère sorti  en octobre 1913 par Henri Andréani, ou celle d'un autre roman de son père, Les Habits noirs en 1914 par Daniel Riche.

 

Aujourd'hui, prés de l'alignement mégalithique de Lagtatjar et face à la Pointe du Toulinguet se dressent encore les tours nullement abolies du Prince de Camaret.

 

DSCN9095c

 

  Dans l'encadrement de la baie, la dent rocheuse du Rocher du Lion, jadis nommée Le Pezeaux sur le Neptune Français, Les Questes sur la carte d'Argentré de 1588, et Îlot du Guest : on s'y rendait pour chasser les "perroquets de mer", ou "calculo" ou macareux (ma main avait écrit "camareux"!).

DSCN9104c

 

  Si on se penche par la fenêtre (e pericoloso sporgersi !) on découvre la superbe plage de Pen Had.

DSCN9110c

 

Épilogue:

  J'ai repris, la semaine suivante, l'exemplaire FB XD 1294 Le Poisson d'Or : il me sembla frémir d'espoir, comme ces pensionnaires d'un orphelinat qu'un couple vient chercher pour un jour, et qui imaginent déjà l'adoption. Un lecteur, le pauvre Poisson n'en avait peut-être plus connu depuis qu'il avait été parcouru par Saint-Pol-Roux ou par sa fille Divine, et qu'il avait été rangé dans les rayons de la bibliothèque d'acajou qui ne pouvait manquer de se trouver dans le Manoir. 

Mais je lui donnais une fausse joie, il le comprit et je le vit pâlir. Tristement, il retourna à la sévère incarcération des rayonnages. Les permissions lui sont interdites, et il est ici sans réduction de peine.

Peut-être mon article lui enverra-t-il un peu de visite au parloir ?

  Car j'ai terminé ma lecture du roman de Paul Féval, et plutôt que de conseiller cette lecture aux amateurs de romans d'aventure, aux lecteurs de Dumas, de Maurice Leblanc, de Jules Verne ou d'Eugène Sue, je la recommanderais aux esprits curieux de se pencher sur ce que fut le milieu royaliste et chrétien breton du XIXe siècle, sur l'esprit de la Restauration, et sur les relations de Féval avec le bretonnisme d'alors. Son roman Le loup Blanc de 1843 introduisait à des thèses indépendantistes, et sa trame était la même que celle du Poisson d'or : l'héritier d'un seigneur breton, ici déchu de ses droits par la Révolution, retrouve sa fortune, ses biens et ses titres grâce à l'aide de ses anciens manants qui lui sont dévoués corps et âme.

  C'est en effet le récit de deux seigneuries, celle des Penilis et celle des Keroulas qui ont été spoliés lors de la Révolution de tous leurs biens par "le Judas" (on ne dit pas "le Juif" mais un "Arabe") du nom de Bruant qui a tué le noble Yves Keroulaz alors qu'il tentait de fuir en Angleterre pour rejoindre les émigrés avec sa fortune, ses douze mille livres. Vincent de Penilis, noble déchu devenu matelot, apprend à lire avec l'aide de son patron de pêche qui reconnaît l'ame de ses anciens maîtres; il récupère la quittance sur le cadavre noyé au Trou-Tonnerre* d'Yves Keroulaz,, obtient la main de la fille de Keroulaz, et deviendra bientôt, dans une société monarchique retrouvée, "le contre-amiral comte de Chédéglise, membre de l'Institut, et l'un des meilleurs officiers généraux de notre marine sous la Restauration".

* Trou-Tonnerre, ou Trou de l'Enfer, se trouve sur la côte sud de Groix, près du mouillage de Saint-Nicolas.

  Le récit en est donné par un ancien avocat devenu "Excellence" (grâce aux largesses de Vincent de Penilis) à un parterre de Marquises et de Comtesses à qui il explique les particularismes du peuple : comment les matelots mange un ragoût de poisson qu'ils nomment "la cotriade", comment ils racontent leurs légendes à grands renforts de "Cric !", "Crac!", comment ils nomment leur appâts de pêche de la "boite". C'est un roman populaire à l'usage de la noblesse.

  Le roman se termine par une chasse à l'homme invraisemblable : Bruant est poursuivi par une foule de gens du peuple à la solde de Keroulaz, mais le vieux et chrétien seigneur, au seuil de la mort, demande qu'on l'épargne. Vincent et l'avocat s'opposent difficilement aux bas sentiments de haine et de vengeance des pêcheurs, et partent dans une chaloupe à la poursuite du Judas qui traverse, à la nage —c'est quand même un excellent nageur— les coureaux séparant Lorient de Groix. Celui-ci tient dans la main son testament destiné à conquerir la main de Mademoiselle de Keroulas, la jolie Jeanne. Au terme d'une nuit de poursuite jusqu'au Trou-Tonnerre de Groix, Vincent récupére le parchemin.

  Le roman s'achève par cette phrase de la Duchesse : "Ma sœur n'en a pas moins les trois cent mille livres de rente de ce pauvre Judas".

 L'Honneur est sauf.

 

Lien vers un chant royaliste Monsieur de Charette composé par Paul Féval en 1853 sur le site Forum du Trône et de l'autel pour une France catholique, royale et légitime.


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Published by jean-yves cordier
28 janvier 2013 1 28 /01 /janvier /2013 10:18

 

La Carte de Bretaigne de Bouguereau (1594).

 

 

Plan :

I. La carte de Bretagne du Théâtre Françoys de Bouguereau, Tours, 1594.

II. Réutilisation par Jean Leclerc, Théâtre géographique, 1619 et 1631.

III. Jean Boisseau, Théâtre des Gaules et Théâtre géographique, 1641-1648.

 

 

 

I. La carte de Bretagne du Théâtre Françoys de Bouguereau, Tours, 1594.

Ce n'est pas un scoop : la célèbre Carte de la Bretagne qui figure dans le Théâtre Françoys que Maurice Bouguereau a publié en 1594 n'est que la copie, à la gravure talentueuse de Tavernier, mais introduisant quelques erreurs, de la carte incluse dans l'a seconde édition de l'Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré parue en 1588 à Paris chez Jean Du Puys. 

  Puisque le CRBC de Brest possède un exemplaire de cette carte, je suis allé le photographier pour l'étudier. 

 

1. Introduction. 

 

En 1589 ou 1590, Maurice Bouguereau, libraire de Tours, a entrepris de publier un atlas des cartes des provinces de France et a conclue pour cela en 1590 un contrat avec un graveur flamand, Gabriel Tavernier, élève de Plantin (l'éditeur d'Ortelius)  à Anvers. On note que ce graveur, qui a fuit Anvers avec d'autres artisans après le saccage de cette ville par les troupes espagnoles en 1576, s'est réfugié à Paris où il logeait ...rue Saint-Jacques à l'enseigne de la Samaritaine chez Jacques Du Puys, le libraire qui a édité en 1583 et 1588 l'Histoire de Bretaigne. On ignore qui, de Tavernier ou de Bouguereau, est à l'initiative du projet.

  Cet atlas est paru en 1594 sous le nom de Théâtre françois de façon incomplète car seulement 4 cartes de France et 14 cartes de provinces ont pu être gravées avant que Tavernier, qui suivait la Cour de Henri IV, ne reparte vers Paris où il s'installera et verra son fils Melchior lui succéder.

 Trois cartes ont été crées de novo, celle du pays Blaisois, du Limousin et du Duché de Touraine. Pour les autres, "il reprend ce que les Flamands avaient tiré de nos géographes français." et il fait copier par Tavernier sept cartes du Thetrum Orbis Terrarum d'Ortelius dans l' édition de 1575 ou 1580 avant de faire copier 4 cartes du Galliae Tabulae geographicae de Mercator, paru à Duisbourg en 1586. Enfin il fit récupérer pour copie une carte de France, une carte trés ancienne du Maine (la carte du Diocèse du Maine par le prètre Marc Ogié (Ière édition 1539)), et la carte de Bretagne de d'Argentré publié par Jacques Du Puys.

Gallica offre à la consultation en ligne l'exemplaire offert par Bouguereau à Henri IV de son œuvre : Le Théâtre français, où sont comprises les chartes générales et particulières de la France, à chacune desquelles avons adjousté l'origine de la province... de leur antiquité et choses remarquables... enrichi et orné sur chacune charte d'excellents vers héroïques. (Par Maurice Bouguereau.), In fol.Tours 1594.

 La carte porte la foliation 18*, étant la dernière des 18 cartes incluant 4 cartes de France et 14 cartes de province. Comme chacune de ces dernières, elle comporte à l'envers de la double page utilisée pour la carte une notice et des poèmes.

 

  La Notice porte le titre de DU PAYS ARMORIQVE, DICTE PETITE BRETAIGNE, ANTIQVITE ET ORIGINE D'ICELVY : Des Comtes & Ducs qui y ont commandés, de ses Eveschez, départements des langues,& des choses remarquables.

Cette notice suit d'assez près "ce grand historiographe" François Belleforest dans sa Cosmographie universelle, Paris, 1575, notamment dans sa critique des origines troyennes d'un Brute, père fabuleux du peuple anglais qui secondairement peupla la Bretagne gauloise. L'auteur anonyme écrit "de ma part, je me tiendrai plutost à Strabon, Polybe et Belleforest qu'aux songes de nos fabulistes" etc...

 Vient alors une description géographique : "La Bretaigne a son étendue par la dimension astronomique de 3 degrés et demi ou de 4 pour le plus, de sa longitude et de 44 ou 45 degrés de latitu. ayant pour lieües françaises jusqu'à 120 lieües de longueur et de circuit 200. De latitude vers le pays bas 21 lieü, et vers le haut pays 40.lieües. Limitée à son Orient du Mayne et partie de l'Anjou. Au Septentrion la Mer Brtitannique & pays de Constantin, au Ponant la Mer Océane, et au Midy le Poictou. Elle est divisée en trois langues à sçavoir le Françoys, ayant pour Eveschez Nantes, Rennes, Dol : Le Breton galot parlant français et breton à leur plaisir, Vannes, Saint-Brieuc et Saint-Malo : le Breton bretonnant, Cornouailles, Léon et Tréguier, & tous les neuf Eveschez subject à l'Archevesque de Tours. "

   L'auteur rappelle ensuite comment le pays fut assujeti par Maximin le tyran et par les Romains avant d'en être délivré par les Francs puis donne sa version de la succession des Comtes; il mentionne Alain Bouchart comme l'avait fait Belleforest en parlant de "l'annaliste breton" ; puis il décline la succession des Ducs et il conclue, exactement comme l'avait fait Belleforest, par la phrase "...Anne espouse de Charles huictiesme & depuis du Roy Loys douxiesme, & par ce moyen le Duché Breton vint, & tomba en la maison de France, & à la fin a été uni à la Couronne."

  Enfin, "pour contenter les esprits curieux, et voyant le surplus de cette place vide, ne m'a semblé trop inconvénient inserer cette fable ou fiction poètique de Geoffroy Momuneteen sur l'origine de Bretaigne en la personne de Brute sacrifiant (comme dict est), un vase de vin et une biche blanche à la déesse Diane, en l'isle de Lergerie", l'auteur rapporte en latin, l'oracle de la déesse annonçant en songe à Brutus l'existence d'une île qui sera une seconde Troie. (Voir Brutus in Wikipedia).

  Le poème en latin est de Jules César Scaliger : De antiquissima nobilissimaque Britonum Gente.

  Voilà donc l'envers de la carte de Bretagne que chacun se plaît à préférer à celle de d'Argentré.

  L'Histoire de Bretaigne de celui-ci est donné comme source de cette notice par le site de Denis Janson denisjanson.fr/bouguereau, mais j'ignore sur quels arguments.

 

  L'atlas a été décrit par François de Dainville dans une publication peu disponible, et dans la réédition en 1961 du Théâtre Francoys (Maurice Bouguereau, Le Théâtre Françoys, Tours 1594. With an introduction by François de Dainville, S.J. Published by Theatrum Orbis Terrarum Ltd, Amsterdam, 1966.) La carte de Bretagne aurait été gravée au premier semestre 1591

2. La carte.

Carte de Bretagne de Maurice Bouguereau, exemplaire du CRBC de Brest, cote CA 00001, [1594], mention manuscrite v 1618 ou v.1620, portant en haut à gauche le numéro 25 : j'en donne plusieurs vues afin d'améliorer la définition des détails.

Taille : Feuille de 45 x 60 cm, carte de 36 x 47,5 cm ou 35 x 46 cm pour Pinot ; cadre de 32,7 x 46 cm. Echelle 1/750 000.

 bouguereau 0635c

 

                                bouguereau 0644c

 

                           bouguereau 0645c

 

 

                                      bouguereau 0646c

 

 

bouguereau 0655c

 

 

La parenté avec la carte d'Argentré est évidente, et la taille, l'échelle, l'échelle illustrée par un obélisque de 15 lieues, le cadre gradué en latitude et longitude, la présence de lignes verticales et horizontales, les armes de Bretagne dans un collier de l'Ordre de l'Hermine, les trois cadrans de marée, les inscriptions majuscules des pays limitrophes et de la Grande Mer Océane, et surtout le tracé des côtes et des fleuves sont identiques au modèle. 

  On peut pourtant jouer au jeu des sept différences : "Gabriel Tavernier a recopié la carte de Bertrand d'Argentré, mais il y a glissé quelques différences. Sauriez-vous les reconnaître ?" Retrouver la carte d'Argentré ici : Florilège de la Bibliothèque d'Étude de Brest : 1c : Bertrand d'Argentré et la carte de la Bretagne.

Les auteurs qui ont pratiqué ce jeu sont I.E. Jones et surtout J.P. Pinot, dont on admirera l'extraordinaire perspicacité.

 1. La première se découvre dans le titre :

DESCRIPTION . DV.  PAYS . ARMORIQVE . A . PRES. BRETAIGNE.

Le titre d'origine prend la peine d'écrire "à présent" en entier alors qu'ici le mot est abrégé par un tilde. 

Le titre s'étale sur toute la largeur de la carte, hors-cadre, dans un cartouche aux allures de "cuir". Cela n'a été possible que par une modification des côtes normandes 

Les lettres capitales sont doubles.

2. La signature.

 L'œuvre d'origine n'était pas signée ; imprudence ! Sur celle-ci, Maurice Bouguereau a apposé son nom en bas et à gauche, de l'autre coté de la Loire (pour se rapprocher de Tours ?) :

                   DSCN8954c



DSCN8953c

 

On lit Cæsaroduni Turonum in Ædibus Mauricii Boguerealdi, la mention qui figure sur les différentes cartes de l'atlas que constitue le Théâtre Françoys, et qui se traduit par " A Tours, édité par Maurice Bouguereau", Cæsaroduni Turonum étant une forme pour désigner Tours, et la formule in ædibus signifiant littéralement "dans la maison (de)".

3. Corrections d'erreurs.

l'erreur des longitudes (02° au lieu de 20°) sur l'échelle nord. Le toponyme La Gravelle.

3' Suppression d'éléments inutiles.

Une (mais une seule) des deux diagonales qui témoignaient des rhumbs a été effacée.

4. Adjonction de nouveaux toponymes.

Lac de Poytourteau ; Sesson ; La Roche-Bernard ; Noyal-sur-Vilaine (qui avait été mal placé sur l'original : martelé et limé, on avait oublié de le ré-inscrire au même endroit).

5. Nouvelles erreurs.


  • Erreur de copie transformant la presqu'île de Quiberon en une île. C'est l'ensemble du traitement du relief des côtes, très habile à en préciser les dangers sur la première gravure, qui n'est pas compris ou pas suivi par tavernier, lequel supprime toutes les hachures des eaux littorales et ne signale plus les bancs  de sable de la rade de Brest (les représentant comme des îles) ou les récifs à l'Ouest des falaises de Crozon-Camaret, qui disparaissent.
  • Erreur de copie transformant Erbignac en Erbimat, île de Sain en île de Sam, Lannilis en Lamlis, Becherel en Becherei, Lominael en Lonimael, Pornic en Porme, Bazlanec en Bazlane, Cameret en Comerer, Four en Fou, Isle ronde en Isle rond, Lantriguer en Lantraguer, Odet en Oder, Riec en Rier, Boquien en Boguien, Herqui en Hergui, Guigamp en Guincamp, Liffreen Biffre, Bazlanan en Bazlammis, Aberuiniget en Aberumige, Lannilis en Lamlis, Landiviziau en Landividiau   etc... "Sur les 324 noms que comportent les deux versions cumulées, 54 sont défigurés par Tavernier" (J.P.Pinot).
  •  Sur une plaque, le graveur peut corriger une erreur en la martelant sur l'autre face, puis en limant et polisant l'inscription fautive ; mais si le résultat est imparfait, le graveur va copié la trace mal polie en lui trouvant un sens : ainsi, Tavernier a lu la trace de correction de Basoges (Basouges-la-Pérouse) comme un Pousages qui s'établit ainsi au nord du Couesnon ! 
  • Omission des hydronymes Couesnon et Rance et du toponyme Serans
  • Absence du sigle des évêchés sur le clocher de Tréguier et Quimper.
  • Omission de la vignette de Vitré.
  • Absence des bosquets sur les collines sauf entre la Vilaine et la Loire.

 

Les erreurs sur chaque cadran de marée :

  Heureusement que ces cadrans ne servaient qu'à la décoration, sinon, gare aux échouages !

 Pourrez-vous retrouver les erreurs sur chacun de ces trois cadrans ?

 

Coté Bouguereau                                                     Coté d'Argentré :

bouguereau 0650c ex-libris---florilege-de-livres 0506c

 

bouguereau 0651c ex-libris---florilege-de-livres 0494cc

bouguereau 0647c ex-libris---florilege-de-livres 0502cc


Réponse :

a) Sur celui de la côte nord (en haut et à droite), là où le premier graveur avait placé deux Pleines Lunes le 15 et 16ème jour, au lieu d'ôter celle du 16ème jour, fautive, Tavernier a ôté le 16ème et déplacé le troisième quartier du 22ème jour (correct) au 23ème ! Ah ces terriens !

b) Sur celui du Nord-ouest, oubli du signe de morte eau (ME). 

c) Sur celui du Sud-ouest : ce sont les cercles intérieurs qui cumulent les erreurs. Si on prend les chiffres placés sous les symboles de Pleine Lune, de Pleine Mer et de Troisième Quartier on trouve 15è/VE/3/9 et sur Bouguereau 15/PL/3/8 ; 17è/VE/4/10 et sur Bouguereau 17/VE/9/4 ; 22è/TQ/9/3 et sur Bouguereau 22/TQ/ 9/2.


La première carte avait laissé passer 50 erreurs de toponymes, prédominant dans les évêchés de Vannes, Quimper et Tréguier (loin du correcteur supputé habité la région de Rennes) : celles-ci sont toutes reproduites par le nouveau graveur, qui en a ajouté 54 de son cru.

La première plaque gravée a été relue et corrigée et des toponymes en témoignent par une lettre suscrite Le correcteur, a défaut d'être bas-breton, était breton. La seconde n'a pas été gravé par un artisan connaissant les localités dont il traçait (à l'envers) le nom, mais cette plaque n'a pas été corrigée. Jean-Pierre Pinot, qui a réalisé toute cette étude, en conclue que cette seconde gravure  a été faite "au loin, sans surveillance compétente, par une équipe n'ayant pas accès au premier cuivre" lequel, de faible épaisseur, avait donné des épreuves où les corrections mal martelées pouvait induire des erreurs et dont l'encrage était médiocre. Sa conclusion définitive est la suivante : On ne peut donc que regretter que la version la plus connue de cette carte soit une copie très fautive qui donne une médiocre idée de la cartographie bretonne de l'époque." Jean-Pierre Pinot (1930-2000), alors Professeur de Géographie à l'Université de Bretonne Occidentale,  URA 903 du CNRS, in Les origines de la carte incluse dans "l'histoire de Bretagne" de Bertrand d'Argentré,  C.R.B.C., 1991  : p.195-227.

 

II. Réutilisation pour la troisième édition de l'Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré en 1618.

 Il s'agit de l'édition de Nicolas Buon, Paris, 1618, sous la direction de Charles d'Argentré, et  qui comporte l'épitre dédicatoire aux Etats de Bretagne de la première édition de 1583, la carte de Rennes Ville capitale de Bretagne par G. Closche et la table généalogique des Ducs de Bretagne ; 48 exemplaires au moins en sont connus, dont 26 contiennent la carte de Bretagne publiée auparavant par Bouguereau.

  Cela prouve que la plaque de cuivre de la première carte de Bretagne de 1588 n'était plus disponible, même pour Charles d'Argentré.

 

 

III. Réutilisation par Jean Le Clerc.

  Maurice Bouguereau n'a pas pu complété son atlas, et on ne lui connaît pas de publication depuis 1595.

Il y a trois générations de libraires nommés Jean Le Clerc établis à Paris. Jean II Le Clerc a dû quitter Paris pour Tours lors des émeutes de la Ligue, où il s'est associé à Bouguereau, participant au projet de réalisation de l'atlas national. C'est peut-être lui qui avait entrainé Tavernier à Tours et dans cette aventure éditoriale. En 1597 au plus tard (sans-doute 1594-95), il est rentré à Paris, avec les plaques de cuivre de Bouguereau.

Jean Le Clerc possède en 1603 à Paris la maison de la Salamandre rue Saint-Jacques (ou "rue saint-Jean-de-Latran*"). Il loue aussi une maison adjacente rue Frémentel, avant que ces maisons ne soient achetées par le roi pour construire le Collège Royal de France. En 1611, qualifié de "tailleur d'histoires", il passe "titre nouvel pour la maison de l'Image Saint-Claude", rue Saint-Jacques, maison renommée "Maison de l'Estoile d'or". Son fils Jean III Le Clerc est reçu libraire en 1618. (Documents...Philippe Renouard). En 1613, il publie la fameuse Carte de France dessinée par Fr. de la Guillotière, en 9 feuilles taillées en bois. Il décède en 1621-1622.

* On se souvient que c'est la rue où exerce Jacques Du Puys, l'éditeur de d'Argentré,et chez qui demeurait Tavernier en 1589. 

   Jean Le Clerc réutilise la plaque gravée par Tavernier dans son Théâtre géographique du royaume de France contenant les cartes et dispositions particulières des Provinces d'iceluy à Paris, rue Saint-Jean-de-Latran, à la Salamandre Royale, avec Privilège royal, en 1619; sept éditions jusqu'en 1632. Ce livre reprend les quatorzes planches provinciales de Bouguereau et les complète d'abord de dix-sept autres, publiant au total 37 cartes en 1619, 50 cartes en 1632, 52 cartes dans l'édition de 1632 par la veuve Le Clerc.

Frontispice sur gallica

       Le texte au verso reste identique, mais la signature de la carte change pour Joan Le Clerc excudit, signature qui se trouve désormais près de la pyramide de l'échelle des lieues; d'autre part, le titre a retrouvé sa place initiale à l'intérieur du cadre.

 


IV. Réutilisation par Jean Boisseau  avec quelques changements

 Païs armorique ou description de la haute et basse Bretagne. 33,5 x 46,6 cm,– Théâtre des Gaules, Paris : Boisseau , 1642. (7 Fi 1 - 1642), gravure par Tavernier.

  Les plaques de cuivre des cartes gravées par Tavernier pour Bouguereau furent rachetées entre 1632 et 1641 par Jean Boisseau à la veuve de Jean Le Clerc et utilisées pour son Théâtre géographique du royaume de France en 1641 [1644], qui reprend la page de titre de la veuve Le Clerc de 1632 en y collant le nom de Boisseau,  et 1631 [1647] et 1648. 

  Elles sont utilisées aussi pour le Théâtre des Gaules de 1637 [1639] et 1642.

  Jean Boisseau est inscrit en 1631 à Paris comme maître enlumineur ; c'est un éditeur de cartes géographiques.

  J. Boisseau introduit , outre le nouveau titre, de nombreuses modifications, et notamment une centaine de nouveaux toponymes du coté Est ; il trace la frontière Est que la carte de 1588 n'avait pas précisée. L'erreur de Bouguereau / Tavernier transformant Quiberon en île n'est pas corrigée. Signature Boisseau ex A paris.

 

  Selon J.P. Finot, "la dernière utilisation dans un atlas d'un tirage issu de cette planche me semble se trouver dans l'atlas de Boisseau des Archives Départementales de Loire Atlantique, in   F° 149 dans laquelle cette carte est associée à des cartes portant des dates allant jusqu'à 1647". 

 Image sur Gallica 

Site dédié : http://www.mapforum.com/02/bois.htm

Autre vue avec une définition excellente : Paulus Swaen 

 


 

      Sources:

— Sur Bouguereau : le site denisjanson.fr : http://www.denisjeanson.fr/bouguereau-homme.html

— Sur la carte de Bretagne :

  • I. E. Jones : D'Argentré's History of Brittany and its maps. Univ. of Birmingham, Dpt of Geography, Occas. Pub. n°23, 62 p. + pl. 1987.
  • Jean-Pierre Pinot :  Les origines de la carte incluse dans "l'histoire de Bretagne" de Bertrand d'Argentré,  C.R.B.C., 1991  : p.195-227.
  • François de Dainville S.J. : à défaut de pouvoir consulter son étude critique du Théâtre françoys de Bouguereau (1961), j'ai consulté :Théâtre géographique du royaume de France des le Clerc (1619-1632
  • Claude Gaudillat, Anciennes cartes marines de Bretagne 1580-1800, Coop Breizh 2003. 

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Published by jean-yves cordier
23 janvier 2013 3 23 /01 /janvier /2013 21:21

        La carte géographique de L'Histoire de                       Bretaigne de Bertrand d'Argentré :               description et origine.

 

 

  C'était il y a un mois : consultant à la Bibliothèque d'étude de Brest l'Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré dans son édition de 1588, je découvrais, soigneusement repliée à l'intérieur, une carte de la Bretagne. Keskelféla ? demandais-je à mon bonnet qui parle le Queneau comme un vrai sorbonnard.

  Intrigué par cette découverte, je cherchais à savoir quel était, à cette époque, l'état de la cartographie de la Bretagne, pour m'apercevoir que cette "carte d'Argentré" était non seulement la première carte imprimée de ma région, mais, tout simplement, la première carte jamais tracée de cette province seule, même dans un manuscrit (quelques cartes manuscrites montrent la Bretagne, mais associée à la Normandie).

  On sait l'importance de la représentation de soi et de la délimitation d'un territoire dans la constitution d'une identité : j'avais devant moi le premier média qui permit au peuple breton de se figurer lui-même.

  Cela me paraît si fondateur et si fondamental qu'en écrivant ces lignes je doute et je me dis que, si cela était vrai, cette carte ne resterait pas pliée incognito à l'intérieur de ce vieux volume, qu'on l'exposerait, qu'on aurait splendidement organisé l'anniversaire de sa parution en 1988, que des colloques lui seraient consacrée, qu'elle rejoindrait, dans la vitrine identitaire bretonne, l'hermine et le chapeau rond, la coiffe et les galettes, le gwen ha du et les bagadou. D'autres images l'ont certainement précédé, la détrônant du titre dont je la pare...

  Mais non, pas d'erreur, c'est bien LA PREMIÈRE CARTE DE LA BRETAGNE.

 Émouvant, non ?

  Émouvant et intriguant, car une carte géographique ne sort pas toute armée du cerveau d'un juriste comme Bertrand d'Argentré plus à même de prouver la nullité d'un acte de donation que de dessiner les tracés d'un littoral et d'y placer les villes et les fleuves. Cartographe, c'est un métier!

 

  Vous me direz que la première chose à faire, c'est de la regarder, cette fameuse carte ! Je frappe "carte d'Argentré" sur le moteur de recherche : rien, avec ou sans guillemets, aucune image. "Argentré's map" ? pas mieux. "Description du pays d'Armorique" ? Vous découvrez alors une carte très voisine, sa copie éditée par Bouguereau, mais pas l'originale.

  L'originale, la PREMIÈRE, la voilà, mise en ligne pour la première fois : 


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  On voit d'emblée que ce n'est pas un travail d'amateur, une esquisse, un croquis, mais du vrai boulot de cartographe. Qui a bien pu la lever ? Par quel hasard ce document de géographie s'est-il égaré dans un livre d'histoire? Ouvrons vite les centaines de publication qui lui sont consacrées, les mémoires de maîtrise, les thèses, les revues...

  J'ai bien mal cherché, je n'ai trouvé que deux auteurs pour lui consacrer une étude :

 

  Ieuan E.  JONES, D'Argentré's history of Brittany and its maps. University of Birmingham - Department of Geography, 1987 : 62 p. - 33 fig. : ill. ; 30 cm .

Jean-Pierre PINOT  Les origines de la carte incluse dans "l'histoire de Bretagne" de Bertrand d'Argentré.  .Journées d'études sur la Bretagne et les Pays Celtiques : 1990-1991 : Kreiz 1 Brest, ED. C.R.B.C., 1991 .p.195-227; 21 cm .

  La grande qualité de ces deux travaux, dont le second émanait d'un professeur émérite de géographie de l'U.B.O. de Brest, compense le faible nombre des publications.

  Toutes les autres publications, tous les honneurs concernent sa copie publiée six ans plus tard par Bouguereau, à tel point qu'on attribue à la carte de Bretagne de Bouguereau tous les mérites de celle-ci.

 

  Je rappelle que j'ai fait précéder cet article par trois autres où on trouvera le portrait de Bertrand d'Argentré, la présentation des différentes éditions de son histoire de Bretaigne, et celle de l'exemplaire RES FB A88 de la Bibliothèque Municipale de Brest, grâce à laquelle j'ai pu photographier cette carte. Je rappelle encore brièvement que cette carte ne se trouve que dans la seconde édition de l'Histoire de Bretaigne, publiée à Paris par Jacques du Puys, et que parmi les 45 exemplaires recensés par I.E Jones de cette édition, seuls 14 possèdent cette carte. Il n'existe donc qu'une quinzaine d'exemplaires connus au monde de la carte éditée en 1588. Elle est rarissime. A Brest, l'exemplaire conservé par le CRBC de la même édition ne renferme pas cette carte ; et à Landevennec, qui possède la plus belle collection des diverses éditions de Bertrand d'Argentré, la carte est (paraît-il) incomplète.

 On ignore tout de l'auteur de la carte et du graveur qui la tailla. Elle est issue d'une plaque gravée en taille douce, et, elle précède donc comme premier exemple de carte en taille douce en France celles de Tavernier. La plaque de gravure n'a pas été retrouvée. 

 

  Pour planter le décor, et mieux me donner des repères, je propose les amers suivants :

  •   Les plus anciennes représentations cartographiques connues de la Bretagne sont la Table de Peutinger (qui est la copie du XIVe siècle d'un document datant du IIIe siècle) et celle du géographe arabe Ash-Sharif al-Idrisi, dressée en 1154. Les contours de la région y apparaissent méconnaissables.
  • 1454 : Impression de la Bible de Gutenberg.
  • 1477 : premiere impression de  la Cosmographie (traduction latine de Géographiké yphegesis) de Claude Ptolémée (90-168).
  • 1483 : Le Grand Routier de pilotage de la mer Gallica par P. Garcia Ferrande, premier hydrographe français ; il ne comporte pas de carte, mais un texte illustré par des croquis (amers, etc..).
  • 1513 : première carte imprimée d'une province de France, la Lorraine
  • 1543 à 1546 : cartes et almanachs de Guillaume Brouscon, cartographe du Conquet.
  • 1542 à 1635 : période des "hydrographes normands" : Guillaume le Testu, pilote du Havre, publie en 1556 un atlas de 56 cartes, Cosmographie universelle.
  • 1566 : carte du Berry de Jean Jolivet.
  • 1570 : premier atlas du Monde  : le Theatrum orbis terrarum d'Abraham Ortelius publié à Anvers chez Plantin : 75 cartes en 53 feuillets.
  • 1584 : premier atlas nautique imprimé : Spieghel des Zeevaert.
  • 1585 ; première apparition du terme "atlas" donné pour titre par Gérard Mercator à son Atlas, sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura. Complété, il est réédité en 1595.
  • 1588 : première carte de Bretagne par d'Argentré.
  • 1594 : premier atlas de la France, le Théâtre* Françoys par Maurice Bouguereau, Tours.
  • 1619-1632 : Théâtre géographique des royaumes de France de Jean le Clerc, Paris.
  • 1632 : Théâtre géographique des rouyaumes de France de Tavernier, Paris.
  • 1634 : Les cartes générales de toutes les provinces de france, Tassin, Paris.

* Le mot theâtre désigne au XVIe-XVIIe siècle un recueil de cartes modernes, et le terme de géographie les cartes à l'antique inspirées de Ptolémée.

 


 

  La plaque de cuivre de la carte de Bertrand d'Argentré fut peut-être perdue, mais sa carte fut recopiée à la demande de Maurice Bouguereau qui avait entrepris un atlas de la France, et avait confié les gravures des plaques à Gabriel Tavernier. Ce graveur mais aussi topographe et architecte (Anvers 1520?-Paris 1619) sans-doute chassé comme les autres d'Anvers après y avoir travaillé dans l'atelier de Plantin ( l'éditeur d'Ortelius), a travaillé à Paris avant de suivre la cour de Henri IV à Tours et d'y rencontrer Bouguereau.  a été le graveur en taille douce de "toutes les cartes du Le Théâtre francois ou sont comprises les chartes générales et particulières de la France", comme en temoigne un contrat passé entre lui et Maurice Bouguereau. Celui-ci s'était ingénié à rassembler un jeu de diverses cartes des provinces, à commencer par une carte générale de France de Guillaume Postel, et la tâche de Tavernier est de recopier ces cartes lorsque les cuivres n'étaient pas disponibles. Dix-huit cartes furent gravées entre 1590 et mars 1594,correspondant au centre Ouest du pays puis, Henri IV revenant à Paris, Tavernier  y retourna également. Son fils Melchior, apprenti chez Thomas de Leu, s'y installera comme Libraire et graveur.

 

  C'est donc sous forme incomplète qu'est publié en octobre 1594 à Tours Le Théâtre François où sont comprises les chartes générales et particulières de la France à chacune desquelles avons adjousté l’origine de la province. Chaque planche y est accompagnée à son revers d'un texte historique et de vers français et latin. Chaque planche est l'œuvre conjuguée du graveur et du libraire, mais aussi d'un homme de science compétent en géographie par ses connaissance en mathématique, en architecture ou autre science.

  Tavernier a donc copié, entre février et juin 1591 la carte de l'Histoire de Bretaigne parue en 1588 mais il l'a modifié.

  En 1618, Nicolas Buon publie à Paris une troisième édition de l'Histoire de Bretaigne avec la carte géographique, mais il utilise alors la carte de Bouguereau, la plaque de gravure de la carte originelle n'étant sans-doute plus disponible.

 Puis la plaque de Bouguereau a été utilisée par son associé et successeur Jean Le Cler dans son Théâtre géographique de 1619, puis, complétée, rognée et avec sa propre signature, par Jean Boisseau dans son Théâtre des Gaules de 1662.

 

 I.  La carte géographique de 1588.

  Alors que la carte de Bouguereau a été décrite par de nombreux auteurs (F. de Dainville, M. Navellou,M.  Pastoureau, Denis Jeanson, ...), la seule description technique que j'ai trouvée de la carte de 1588 est celle d'I.E. Jones, en anglais : c'est dire l'oubli où le désintérêt qui frappe cette carte. J'emprunte ce qui suit à cet auteur, à J.P. Pinot en complément, et à mes observations.

 

  Elle est pliée en deux dans le sens de la hauteur et en trois dans le sens de la largeur; elle est déchirée sur le bord par lequel elle est collée au livre ; la déchirure a été réparée jadis par une bande adhésive qui a laissé une trace jaunie. Elle est par ailleurs en bon état.

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 1. Echelle des lieues:

15 Lieues de Bretagne (pyramide graduée en bas à gauche) = 9 cm .

 La Lieue de Bretagne de 24 3/4 au degré et de 2300 toises de 1,949 m vaut 4,483 Km (Wikipédia), ou 4,489km (J.P. Pinot). L'échelle correspond à 1/ 748000.

2. Taille selon Jones: 35 x 47,3 cm (sans autres précisions).

La taille de la feuille de papier de l'exemplaire de Brest est de 32 x 48 cm.

la taille du cadre extérieur : 34 x 47,5 cm.

la taille du cadre intérieur : 32 x 46,8 cm.

 3. Titre.

  La carte porte le titre DESCRIPTION DV PAYS ARMORIQVE A PRESENT BRETAIGNE, placé en dessous de la bordure septentrionale.

Le titre de la carte provient, comme le fait remarquer Jones, de la Cosmographie de Belleforest, un ouvrage paru en 1595 et qui figurait dans la bibliothèque d'Argentré. La Cosmographie universelle de tout le monde, Paris, 1575, Nicolas Chesneau et Michel Sonnius, traduction en français de la Cosmographia de Sebastian Münster, est disponible en ligne, et effectivement, on trouve page 476 le début du chapitre consacré à la Bretagne, avec le titre : "description du pays Armorique, à présent Bretaigne".

  Cet emprunt d'Argentré (s'il vient de lui) est étonnant lorsqu'on lit avec quelle vivacité Belleforest attaque un "Annaliste" qui n'est sans-doute personne d'autre qu'Alain Bouchart, l'auteur des Grandes Croniques et Annales de Bretaigne : "Mais je n'y ai pas eu sitôt l'œil dessus (ô bon dieu)  que je  n'ai vu son commencement tout farci de folies et rendu indigne de foi pour l'infinité des fables qui y sont racontées. Vu qu'il fait sortir ne sait quel Brute troyen, lequel il fait père des peuples de cette île qui a prèsent se nomme Angleterre, et depuis de ceux-là il peuple notre petite Bretagne Gauloise, afin qu'elle ne peut se vanter d'être dispensée des griffes troyennes, non plus que le reste des provinces des Gaules." Il s'en prend ensuite à Geoffroy de Monmouth et ses vers sur Brutus (qu'il ne manque pas de nommer Brute), reproche à l'annaliste breton de reprendre à son compte "le bourbier du susnommé Monumeteen", et après avoir décrit le pays et ses habitants, dénonce la prétendue royauté bretonne : "Je sais bien que l'annaliste Breton, voulant chatouiller les Princes, auxquel il écrivait son histoire, et qu'il voyait affectionné à la mémoire troyenne, et prendre plaisir à se voir estimés sortis d'une si grande antiquité, s'est aussi efforcé sans nulle preuve à faire que les Ducs Bretons soient sortis d'un ne sait quel Brute, duquel nous avons fait mention ci-dessus. Mais le succès des choses vous a fait connaître combien sont éloignés du vrai ceux qui s'amusent à de telles fables et réveries de discours". Aprés avoir souligné que les Comtes bretons "confessérent franchement qu'ils tenaient le pays en fief des Roys de France", il conclue après plusieurs pages du même ton par " Le Duché breton vint, et tomba en la maison de France et à la fin a été uni et incorporé inséparablememnt à la couronne.[...] Et ainsi la Bretagne étant française, je la laisserai avec ce peu de description pour rentrer en Poitou."

 

  L'idée de placer une carte géographique dans son Histoire de Bretaigne est peut-être venue à l'esprit de Bertrand d'Argentré par la lecture de Histoire du Berry, de Jean Chaumeau, livre appartenant aussi au catalogue de la bibliothèque de d'Argentré, et dont le frontispice est semblable à celui de l'édition de 1588 de l'Histoire de Bretaigne. En effet cet ouvrage paru à Lyon en 1566 comporte la gravure sur bois d'une carte du Berry de 39 x 37,25 cm, placée entre les pages 222 et 223 et associée à un pourtrait de la ville de Bourges, comme le plan de la ville de Rennes qui accompagnera la carte de Bretagne de l'édition de 1618 de Charles d'Argentré.

 

  4. La bordure graduée.

La bordure est constituée de six lignes : une ligne extérieure délimite le cadre, doublée de deux filets rapprochés ; puis un espace sert à inscrire les degrés de longitude et latitude, et les orientations, il est divisé par les barres des degrés. Une double filet intérieur crée une bordure découpée par les barres des dizaines de degré, puis une dernière ligne délimite un dernier espace haché par les soixante traits des minutes entre deux barres de degrés.

La carte est ceinturée par ce cadre gradué en longitude et latitude, lequel porte les inscriptions SEPTENTRION, ORIENT, MIDI, OCCIDENT pour le Nord, l'est, le Sud et l'Ouest : ce sont les noms des vents, car ainsi que l'énonce J. Nicot dans le Thrésor de la langue françoise (1606), Ainsi que le monde est divisé en quatre parties principales, Orient, Occident, Septentrion, Midi: aussi sont quatre vents principaux. Les cartes de la même époque portent les termes latins Septentrio, Oriens, Méridies et Occidens.

  La graduation supérieure des longitudes est marquée 15, 16, 17, 18, 19 puis, par erreur, 02. Cette erreur n'est par répétée dans la partie inférieure. Selon cette graduation, la carte s'étend de 14°20 à 20°50, et la Bretagne de 15° (Ouessant) à environ 20° (Vitré).

  De même la graduation latérale porte les chiffres 46, 47, 48, chaque écart étant divisé en 60 sous-divisions : la carte s'étendant de 48°20' à 46°50'.

  La Bretagne s'étend, sur nos cartes, en latitude de 48°54'03 au Nord (Les Sept-Îles) à 46°51'37 au Sud (Commune de Lége, Loire-Atlantique) et en longitude de 5°08'29'' Ouest à Ouessant jusqu'à 0°55'23"" (Commune de Le Fresne sur Loire). Sur la carte d'Argentré, elle s'étend en latitude de 47°50 (Pointe du Grouin à Cancale) à 45°40 (Locmaria à Belle-Île, qui se trouve en réalité à 47°31). I.E Jones écrit que "les parallèles se situent 1½° trop au nord".

Le méridien d'origine.

  La carte donne bien des indications de longitude, mais ne précise pas le méridien de référence. 

  Rappel : 

Le méridien est, selon la définition du pilote du Havre Jacques Devault en 1583, celle-ci :"Méridien est une ligne qui se imagine de l'un des polles du monde et passe droict par dessus nostre teste auquel le soleil en y arrivant fait midi à tous ceulx qui habittent desoubz icelle ligne". 

  Les premiers cartographes prirent généralement comme origine le méridien de l'Île de Fer : cette île également connue sous le nom El Hierro ou Ferro, est la plus petite et la plus occidentale des îles Canaries, et  on la considérait comme placée à l'extrémité du monde. Cela permettait d'avoir une valeur positive pour toutes les longitudes de l'Europe. Ptolémée le premier aurait fait passé son cercle d'origine du comput des longitudes par les Îles Canaries, sans préciser laquelle, et tout en réalisant tous ses calculs à partir du méridien d'Alexandrie. La première inscription du méridien des Canaries sur une carte nautique date de 1519 avec l'Atlas dit Miller.

 Néanmoins  jusqu'à l'accord international sur le Méridien de Grennwich en 1884, divers autres "premiers méridiens" seront utilisés, centrés sur Copenhague, Amsterdam, Rome, Madrid. Les espagnols choississent Tolède, les portuguais l'île de Terceire aux Açores, les hollandais l'île de Teneriffe ou le Cap-Vert etc... L'école cartographique dieppoise (ca 1540-1560) a hésité à utiliser le méridien des Canaries et celui des îles du Cap-Vert, utilisé par Jean Rotz. Les Açores ont aussi été utilisées.

 Le 24 avril 1634 Louis XIII prend une ordonnance fixant l'origine des longitudes à L’île de Fer située arbitrairement à 20° ouest de Paris. La référence par le méridien de Greenwich place l'Île de Fer à 18°02W et Paris à 2°20'14"" E.

 Si l'on considére plusieurs cartes de Bretagne des débuts de sa cartographie, et que l'on y compare deux points extrème choisis arbitrairement (l'île d'Ouessant, IO et le Mont Saint-Michel MSM), on constate les différences suivantes :

  • Carte d'Argentré 1588 :              IO : 15°         MSM : 19°25'.
  • Ortelius par Arsenius, 1601:       IO : 15°
  • Blaeu                                          IO : 11°30     MSM : 15°25
  • Maximien de Guchen 1643 :       IO : 14°30     MSM : 18°30
  • Sanson d'Abbeville 1650 :          IO  : 14°30    MSM : 18°40
  • Berey 1654 :                              IO : 11°30     MSM : 15°30
  • Merian 1657 :                             IO  : 14°15    MSM : 18°40
  • Sanson 1660 :                           IO : 14°30      MSM : 18°40.

 

  Ces imprécisions ne sont pas étonnantes lorsque l'on sait que  la longitude fut fort difficile à mesurer, surtout en mer et qu'en 1707, le Parlement britannique offrit, par le Longitude Act, un prix équivallent à plusieurs millions d'Euros à celui qui découvrirait un moyen fiable de mesurer la longitude à bord des navires.

  Pour I.E Jones, "l'étendue des longitudes, probablement mesurée à partir d'un premier méridien situé aux Canaries, est excessive, même pour une carte dessinée avant les relevés des côtes de France de Picard et La Hire en 1664." En fait, l'abbé Picard et Philippe de la Hire relevèrent les coordonnées de Nantes et de Brest, pour la première fois, en 1679, sur mission de Colbert, et par la méthode des éclipses des satellites de Jupiter, ce qui permit aux relevés des ingénieurs préparant les cartes du Neptune Français (1694) de se baser sur des positions validées. 

 

La carte est traversée par deux parallèles et deux méridiens, ainsi que par deux diagonales.

 

5. Ornementation et Roses..

  La carte n'est pas "enluminée", mise en couleur ; elle porte quatre ornementations, dont les trois dernières font partie du corps des légendes et aides de navigation. Aucun ornement ne s'inscrit dans un cartouche.

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1. Les "Armes de Bretagne" (l'écu d'hermine plain surmonté de la couronne ducale, dont le fleuron médian forme une sorte de fleur de lys...), dont on remarquera qu'elles sont entourées par le collier de l'ordre de l'Hermine et de l'Épi, à l'hermine passante avec la devise A MA VIE,  motif ornemental, identitaire voire revendicateur d'une Bretagne ducale autonome et fastueuse, qui est repris à la dernière page de l'Histoire de Bretaigne.

2. La pyramide ou plus exactement l'obélisque servant d'échelle, graduée de 1 à 15 lieues et portant sur le piédestal Lieues de bretaigne

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3. Trois Roses des vents ou cadran des marées, sur lesquelles je vais revenir.

4. Des rinceaux qui déploient leurs volutes au large des côtes.  

 

6. Inscriptions.

  Outre le titre et les Vents, on trouve en grandes capitales les inscriptions LA GRANDE MER OCEANE, à l'Ouest, BASSE BRETAIGNE et HAVTE BRETAIGNE en deux diagonales inverses, et en caractères plus petit les provinces limitrophes PARTI DE NORMANDIE (d'un caractère typographique différent), PARTIE DV MAINE,  DVCHE DE RAIZ (érigé en duché en 1581) et PARTIE DE POICTOU ( ces trois derniers en petites capitales dont les hampes des A, R et V se prolongent).

On a compté plus de 300 noms inscrits sur la carte. Les toponymes sont écrits horizontalement pour la plupart, en caractère italique de taille grossièrement identique à l'exception des villes de Ren(n)es St Brieu, Brest, Kemper corentin, Vanes, et Nantes (Lorient ne sera fondée qu'en 1666).

 Les îles sont soigneusement nommées : Sesambre, Bréhat et Isle vert, Sept Isles, Isle de Baz, I. brach [ile Wrac'h, l'île Vierge], Ouessant, Bazlanec, Molenes, Quemenes, Biniguet, Trestan, Teuzec, Isle de Sain, l'isle Studi Benodet, Gleran et Les cases, Groaye, Belle Isle, Houat, Hiedic.

  Les écueils principaux recoivent leurs toponymes : Helle et Four dans les chenaux du même nom, Gaulec, Queroret (Querourot, Nept. Fr.1693), Les Questes à Crozon, Orozuen, La Baza Frede (Basse Froide),  Le Raz.

Les hydronymes sont inscrits parallèlement au cours d'eau et qualifiés fl. ou R. : Coisnon ; Rance;  L'Elorne, AusnOdet fl,  Ell (pour Ellè), fl. ; Blanet, fl ; Vilaine, fl. ; Aoust, fl. ; Loyre, fleuve. J.P. Pinot a fait remarquer l'absurdité du croisement de l'Ellé et du Scorff.

 On retrouve plusieurs indications Pas ou Paβ, que j'attribuerais à une abréviation de "Passage", notamment à Plougastel, et sur l'emplacement du Fret et à Roscanvel en Presqu'île de Crozon.

  La carte permet de rencontrer des formes toponymiques anciennes comme Lantriguer (la forme bretonne de Tréguier est Landreguer) dont on remarque que c'est celle qu'utilise d'Argentré dans son texte (Livre 8, chap. 3), ce qui tend à confirmer que l'auteur a supervisé ces indications toponymiques. D'un autre coté, c'est sous ce nom et cette orthographe que le port est inscrit sur les cartes de Guillaume Brouscon.  Le terme deviendra Lantragues dans la copie qu'en fera Bouguereau. On note aussi Abrach pour Aberwrach, graphie utilisée aussi par G. Brouscon. On trouve encore Aberviniguet, ancêtre de notre Aber Benoît. 

Je n'ai pas résolu ou retrouvé par exemple Les Questes*, Orozuen (ar rozven?), Queroret et Gaulec ou Goulec  en mer d'Iroise. Nous verrons que les toponymes, indiqués sur le modèle manucrit à partir de sources plus nombreuses en Basse-Bretagne, puis gravés par un étranger à la Bretagne avec les erreurs inhérentes à la méconnaissance du breton, et des nomx de pays, furent corrigés par un Haut-Breton, laissant subsister le plus grand nombre de fautes dans le Finistère. Ainsi, derrière Teuzec (au nord de Sein), il faut deviner Tevnec, notre Tévennec. De même faut-il corriger Biniguer en Biniguet, Abrach en Aberach (Aberwrac'h). Ploudalmézeau/ Guitalmeze est orthographié Guitalmozeff, mais on note la forme bretonnante. Par contre, Landeneau a été corrigé en Landerneau par un r suscrit, Golchen a été corrigé Goulchen en laissant la première forme .

* Le Gest, îlot du Guest : nom breton de la roche du Lion près de la Pointe du Toulinguet.

 

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7. Les marques ou "vignettes".

  Les points et lieux remarquables sont représentés par des signes conventionnels , vignettes ou "caractères géographiques", dont la signification n'est pas légendée par un tableau. On sait que ces signes furent gravés à l'aide de poinçons, mais je ne peux déterminer si c'est le cas ici ; ce qui est sûr, c'est que chaque marque est construit autour d'un cercle centré par un point. La forme des marques est d'une grande variété (ce qui fait douter d'un jeu de poinçons) mais sur un modèle steréotypé : un carré ou un clocher entouré de deux bâtiments latéraux, deux clochers pour une ville plus grande ; certains toits recoivent des traits verticaux comme des piquets. Le clocher de Nantes porte un long fanion. Certains clochers recoivent un signe en forme de crosse, signalant les évêchés, à Dol, St-Malo, St-Brieuc, Lantriguer (Tréguier), St-Pol, Rennes, Vannes, Nantes (le clocher de Quimper est peu lisible).

  Il n'y a aucune autre marque de moulin, de gibet, de tour, de monument ou d'industrie. Quelques rares ponts sont indiqués.

  Une carte comprend les "traits" (tracé), les "marques", et la "nature", ou indication des monts et des bois : ici, la nature est signalée par des marques en forme de bosquet pour les forêts, et par des lignes arrondies ombrées de hachures pour les reliefs des collines ; les marais de Guérande sont indiqués par la mention marestz.

  Les récifs sont indiqués par des croix.

 

 

 

8. Le filet des eaux.

  Le contour du littoral est souligné par un ombrage fait de courtes hachures horizontales. François de dainville signale que cette pratique se nomme, chez les graveurs cartographes, "couper l'eau" . Cette "eau hachée", qui est une eau salée, s'oppose aux eaux fluviales qui sont rendues en les remplissant de lignes parallèles à leur lit : l'eau n'est plus hachée, mais "filée".

  La mer elle-même dans sa vaste étendue est traitée par un pointillé qui confond par la somme de travial représenté.

    

 

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9. Le contour.

 I.E. Jones (op. cité, fig.13) a comparé les contours donnés par la carte d'Argentré avec ceux d'une de nos cartes modernes et révèle ainsi la belle performance réussie en 1588 :

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10. La partition entre Haute et Basse-Bretagne.

  La frontière linguistique  est très précisément établie par une ligne pointillé qui part de Port toriao (Portrieux) pour rejoindre Comblac (Escoublac)  au sud en contournant par l'ouest Loudéac, Josselin et Malestroit.

Arrivée au sud, cette ligne, au lieu de suivre le cours naturel de la Vilaine, délimite une enclave vers l'est sous la forme de la presqu'île de Guérande, terre alors encore traditionnellement bretonnante comme nous l'avons vu en étudiant Alain Bouchart, natif de Batz-su-mer et bretonnant.

   Cette frontière est ancienne, mais au IXe siècle, elle partait de l'embouchure du Couesnon pour atteindre Pornic. La langue bretonne a mieux résisté au nord qu'au sud à la pression du français et la frontière atteint Dinan au XIIe siècle. En 1371 la charte du duc Jean IV reconnaît la division entre Bretaigne gallou et Bretaigne bretonnante puis au xve siècle, la chancellerie pontificale, qui demandait au clergé de parler la langue des fidèles, distingue la Brittania gallicana et la Brittannia britonizans. Au XVI siècle, la ligne de front recule jusqu'à Saint-Brieuc.

        La carte de Bertrand d'Argentré  est donc un document de référence capital par la précision et le caractère complet des informations fournies sur ce point important de l'histoire de la région.

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voir Wikipédia pour la progression de cette frontière:

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11. Les inconnues.

La carte est-elle commanditée par Bertrand d'Argentré, par son fils Charles, ou ajoutée à son livre sur l'idée du libraire parisien ?

Qui l'a gravée ? René Boivin qui est l'auteur du frontispice ? Tavernier, qui demeurait chez le libraire Jacques du Puys en août 1588 avant de suivre la Cour à Tours ? Des arguments s'opposent à ces hypothèses.

 

 

II.  Les rinceaux et les cadrans de marée de la carte de Bretaigne de 1588.                                                 

Le père F. de Dainville a écrit à leur propos : "Cette carte offre aux historiens de la cartographie une singulière synthèse des points de vue du terrien et du marin. Les gracieux rinceaux qui semblent orner la mer au large des côtes ne sont pas en effet fantaisie du dessinateur, mais répondent à des préoccupations précises. Ils partent des baies pour rejoindre une courbe principale qui aboutit à trois roses des vents chacune entourée de quatre cercles qui indiquent de l'extrérieur vers l'intérieur :

a) les 29 jours de la lunaison;

b) les phases de la lune et les marées de vives et de mortes eaux;

c) les heures des pleines mers;

d) celles des basses mers pour chaque jour de la lunaison.

Selon qu'il se dirigeait vers les ports compris entre Granville et Morlaix, Morlaix et Brest, Brest et Noirmoutier, le pilote pouvait savoir en consultant la rose NE, NO ou S, à quel jour de la lune, à quelle heure il jouirait de la marée haute pour rentrer dans tel port."

 

Chaque cadran est composé de huit cercles concentriques dont les trois premiers forment une rose des vents anthropomorphe, graduée en 32 aires de vent et dont le nord dirigé vers le haut est indiqué par une marque spécifique.

Les derniers cercles sont divisés par trente rayons correspondants aux trente (29,5) jours de la lunaison. Nous trouvons successivement :

  •   deux premiers cercles comportant des chiffres de 1 à 12 indiquent l'heure de la basse mer mer et de la pleine mer.
  •  le troisième  cercle où se disposent les 4 symboles des phases de la lune et des phases lunaires, et 2x2 symboles des marées de Vive-Eau et du Morte Eau.
  •  un quatrième cercle numéroté de 1 à 30 pour les trente jours de lunaison. 

 

 Grâce à elles, les pilotes pouvaient savoir à tel jour de la lune, à quelle heure la marée haute les autorisait à rentrer au port :

 " Si vous voulez savoir comment va la marée dans un port quelconque vous devez chercher d'abord si elle est à l' Est ou à l'Ouest ou à tout autre rumb et vous le trouverez en consultant la carte du littoral.  La rose des vents y est divisée en 32 parties ou quarts d'où partent des lignes qui aboutissent aux divers ports. Par exemple si vous voulez connaître la loi des marées à l'embouchure de la Tamise cherchez d'abord à la description shématique des ports anglais. Vous y verrez une ligne tracée du sud de la rose à l'embouchure de la Tamise d'ou vous conclurez que le SUD caractérise la marée de la Tamise. Vpus trouverez alors à la page SUD du Recueil un graphique de cercles concentriques : vive eau, morte eau, pleine mer et basse mer.

1°) L'âge de la lune donné par votre almanach est porté sur le cercle extérieur.

2°) Supposons le 3ème de la lune. Le cercle qui se trouve au dedans du cercle de la lune est le cercle des vives eaux et juste sous le 3 vous trouverez qu'il s'agit de la plus grande vive eau de cette période de la lune.

3°) le cercle suivant est celui du flot, et sous le 3 vous trouverez qu'il y aura pleine mer à l'embouchure de la Tamise à  11 heures un quart de l'horloge.

4°) le cercle suivant qui est celui des basses mers vous indique que la basse mer a lieu à 5 heures un quart." (Guide nautique de G. Brouscon, in Dujardin, p. 4-5). Sur les cadrans de ce guide, un système de 1 à 3 poins complète le chiffre de l'heure de marée pour donner une précision au quart d'heure.

  Le cadran fonctionne -t-il toujours ? : pour le jeudi 7 février 2013, 26ème jour de la lune, la pleine mer annoncée au Conquet par le cadran est à 1 heure et la basse mer à 7 heures, à deux jours de la morte eau. Les heures annoncées par l'officiel des marées sont de 14h42 et 21h04 en UTC +1 avec un coefficient de 61. 

 

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 Le cadran de marée pour le tiers nord-ouest de Morlaix à Brest:

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 Cadran de marée du tiers nord-est, de Granville à Saint-Jean-du-Doigt :

 Elle comporte une erreur : deux cercles de pleine lune figurent pour le quinzième et le seiziéme jour de la lune.

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Cadran de marée du tiers sud de Camaret à Noirmoutier:

 

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  Ces cadrans proviennent des almanachs des Cartographes du Conquet (29) que les travaux du Dr Dujardin ont fait connaître, et notamment de Guillaume Brouscon et de Jean Troadec. On les comparera à celles-ci :

Portulan de Guillaume Brouscon (Initiales G et BR dans les roses) in Manuel de pilotage à l'usage des pilotes bretons, 1548, Parchemin (17,5 x 14 cm) BNF, Manuscrits, français 25374, f. 25 v°:

Fichier: 039 Portulan de Guillaume Brouscon 1548.JPG

      les toponymes bretons indiqués sont pour les îles : briat, cetill, oesant,  moelene, sain, penmarc, glenan, groe, belile.

et pour les ports : S malo, dinan, guildan, daoet, s brieu, pontreo, lantreger, port blanc, lanuon, morles, s poll, abral, porsall, abirildut, conc, brest, odierne, lotudi, benodet, conc, blavet, etell, crah, morbian, le vuidan?, le croasic, poulguen

 

Deux cadrans de marées de l'Almanach de Guillaume Brouscon de 1546 : (l'original est rehaussé à l'encre rouge sur le rond correspondant à la pleine lune); les chiffres sont remplacés par des combinaisons de traits, de points et de sigles ronds, que la comparaison avec les autres cadrans permet de déchiffrer. Sur le cercle extérieur numéroté de 1 à 30, un trait vaut 1 jusqu'à quatre traits, puis la crosse vaut 5 (6 : crosse et trait, 7 : crosse et deux traits) jusqu'à 10 représenté par une croix, 15 par croix et crosse, 20 par deux croix, 30 par trois croix. Les 9, 19 et 29 se forment comme en numérotation romaine avec un trait avant la croix du 10,etc...

  Le troisième cercle porte le même système, mais certains "chiffres" sont dotés d'un point.

La comparaison des chiffres du cadran Suroest avec le cadran de marée de Camaret à Noirmoutier montre que les chiffres sont les mêmes ; ainsi pour la pleine lune du 15ème jour, on trouve de l'exterieur vers l'intérieur : 15(ème jour) ; PL ; 3 ; 9. Pour la Vive-Eau située en bas, à l'opposé, on a : 3(ème jour) ; VE ; 5 ; 11.


 Fichier: Brouscon Almanach 1546 diagrammes de marée en fonction de l'âge de la Moon.jpg

 

Le même almanach montrant les rinceaux vers les ports ; l'une des caractéristiques des portulans est d'inscrire les toponymes perpendiculairement au littoral :

  Fichier: Almanach Brouscon 1546 portant Boussole des hautes eaux dans le golfe de Gascogne quitté la Bretagne à Douvres right.jpg

 

 

      Cadran de marée du manuel de pilotage folio 25 gallica:

Depuis suest jusque à oest noroest POUR TOVTES MARES

  Par rapport au cadran de la carte d'Argentré, on retrouve le même positionnement des symboles, mais le luxueux manuscrit permet de mieux les voir, de constater la signature GB au centre et de découvrir des précisions supplémentaires comme un cercle intérieur chiffré ou porteur d'une étoile verte. On constate surtout qu'il s'agit du même cadran que celui qui est relié, sur notre carte, aux ports de Camaret à Noirmoutier, qui représente bien le secteur sud-est à nord-ouest. Je replace ce cadran en dessous pour comparaison. Pour reprendre les exemples précédents nous retrouvons 15(ème jour) ; VE; 3 ; 9 . et 3(ème jour); VE ; 5 ; 11.

  Nous avons donc trois exemples du même cadran de marée pour le même secteur et qui portent les mêmes indications.

 

 

 

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Guillaume Brouscon (dates et origines mal connues, XVIe siècle)  un des premiers cartographes bretons du Conquet est l'auteur d'un manuscrit intitulé Traité de navigation datant de 1543, un Manuel de pilotage à l'usage des pilotes bretons datant de 1548, ainsi que quatre Almanachs pour marins (Un almanach est un calendrier où l'on peut connaître les phases lunaires ou encore la durée des jours)

Le caractère figuré du guide de Brouscon, n'imposant pas la maîtrise d'une langue, l'a rendu utilisable par les marins de nombreux pays.

 Le Conquet tirait son importance de son voisinage avec l'abbaye de Saint-Matthieu, et de l'importance du commerce de la Bretagne ducale avec l'Europe du Nord ; ce commerce perdra de son importance au XVIIe siècle.

  

 

  Sources sur G. Bouscon: 

Dr  L. Dujardin-Troadec. — Les cartographes bretons du Conquet. La navigation en images 1543-1651 

Hubert Michea, capitaine au long cours : http://hubert.michea.pagesperso-orange.fr/Pages/marteloire.htm et http://www.la-mer-en-livres.fr/brouscon.html



 III. L'origine de la carte d'Argentré.

  Une carte géographique ne s'improvise pas. Il faut d'abord accumuler une documentation en interrogeant les voyageurs (souvent les marchands) qui indiquent les distances séparant les villes, les marins pour le relevé de la côte et de ses récifs, les scientifiques, qu'ils soient mathématiciens ou autre. On cherchera des plans, des cartes à la main levées pour préparer des tarvaux civils ou militaires, des relevés de territoire dressés dans un but juridique. Il faut retrouver les descriptions donnés dans les livres, faire les listes des toponymes, échanger des correspondances, confronter les données, critiquer les sources, noircir des centaines de feuillets. Ce travail de cabinet peut dépasser les capacités d'un homme seul et exiger des secrétaires.

  On peut alors procéder à une première esquisse graphique, puis à un projet qui est réalisé à une échelle beaucoup plus grande que la carte définitive afin de travailler à l'aise. Lorsque l'œuvre prend forme, la carte est réduite à sa taille de publication, puis passée à l'encre et envoyer la carte à la gravure.

  La gravure elle-même suppose cinq opérations successives : 1) Faire le trait :  établir le calque du dessin fourni et reporter le calque sur la plaque de cuivre brunie, durcie et polie avec soin, puis tracer les méridiens et parallèles, puis décalquer le trait grâce au calque enduit de sanguine. Tracer le trait géographique des contours. Frapper les emplacements des villes avec un poinçon positionnaire. Graver au burin le trait légèrement incisé. 2) L'écriture : elle est confiée au graveur de lettres. 3) Graver les montagnes et les bois. 4) Filer ou hacher les eaux. 5) Procéder à la Finition : ornements, par un autre graveur ; pointiller les sables ou la mer ; retoucher ou reprendre et harmoniser l'ensemble ; faire la bordure.  

 Il s'agit alors de corriger les épreuves gravées avant que le commanditaire ne signe le bon à tirer.

 Enfin, ou d'abord, il aura fallu financer l'opération qui peut atteindre des sommes très élevées.

 

  Lorsque l'on constate le niveau de qualité atteint par cette première carte, on comprend vite qu'elle a fait appel à de multiples compétences ; et si on pouvait imaginer Bertrand d'Argentré dans son cabinet de travail rédigeant seul son Histoire en puisant dans sa bibliothèque, il est évident que sa Carte n'est pas de sa main. On ignore tout des cartographes auxquel il a pu faire appel, aux dessinateurs et aux graveurs qui l'ont réalisés ; mais Jean-Pierre Pinot, au terme d'une étude critique poussée de la carte, et d'une déduction de détective, a pu aboutir à la conclusion suivante : 

La plaque gravée était de faible épaisseur, d'où des corrections difficiles avec un éffaçage incomplet des erreurs. Les incisions y étaient de faible épaisseur, d'où un encrage médiocre.

1. C'est une bonne carte marine dans le style des portulans.

 "La représentation des côtes, très supérieure à tout ce que l'on connaissait jusque là, et la bonne toponymie des côtes et des îles supposent que l'on parte d'une bonne carte marine, établie selon les principes des portulans : des lignes de rhumbs, et de bonnes appréciations des distances. La plus grande précision à l'Ouest de la Bretagne indique que l'origine de ce portulan se situe en Basse-Bretagne, et tout porte à croire qu'il s'agit d'une œuvre de l'école du Conquet, c'est-à-dire de Guillaume Brouscon ou d'un de ses élèves. Les contours d'ensemble manifestement issus de la carte des côtes de Bretagne de Brouscon, la présence de cadrans de marée quasiment décalqués sur les siens, l'identité de certains détails des côtes avec ceux figurés sur l'une des tables du père Le Nobletz, celle des Cinq Talents, et l'identité de l'échelle graphique avec un figuré d'une autre table, celle de l'Exercice Quotidien, tout cela converge vers le Conquet, puisque l'on peut penser que ces tables sont dues, l'une à Françoise Troadec, l'autre à Alain Lestobec, tout deux du Conquet."

  La présence des lignes horizontales, verticales et diagonales sont selon J.P. Pinot des restes de rhumbs, qui signent l'origine maritime de la carte : ce réseau de lignes des vents formaient un réseau en toile de fond (italien mar teloio, d'où le nom français de marteloire) des portulans. Cette toile de fond n'a plus aucune utilité pour les terriens, mais susiste comme stigmate de ses origines.

  Les portulans ne fondaient pas leur utilité sur les coordonnées de longitudes et de latitudes et donc sur la capacité du pilote de faire le point, mais sur la navigation à l'estime par la mesure des distances (par le loch) et du cap (par la boussole).

  Cette origine marine, qui se moque des longitudes et latitudes, explique aussi les erreurs constatées dans les valeurs des coordonnées : Jean-Pierre Pinot est clair : "Le cadre est donc totalement fantaisiste. On ne peut déduire de la comparaison d'une échelle graphique parfaite [l'échelle en lieues et la mesure directe des distances sur la carte] et de coordonnées fantaisistes qu'une chose : les coordonnées ont été rajoutées au petit bonheur, sur un fond de carte antérieur confectionné selon des méthodes autres que celles de la mise en place de chaque lieu par l'observation des astres".

  De même, les cadrans de marée, parfaitement inutiles à l'utilisateur de cette carte, ne participent plus qu'à la décoration. 

2. Celle-ci a été complétée dans les terres d'une part par un bon connaisseur du nord de la Basse-Bretagne (Léon), d'autre part à l'aide des informations fournies par les commerçants ambulants.

Il y a eu d'abord un document de marins, et il a été complété dans les terres par les informations des voyageurs. Les toponymes sont plus nombreux et mieux placés en Léon et Trégor; la densité de paroisse diminuant de moitié entre le Léon d'une part, et le secteur Nantes-Vannes-St-Malo, d'autre-part. Celui qui a complémenté le fond de carte était vraisemblablement bretonnant puisque des formes bretonnes existent. Les commerçants itinérants ont fournis des indications de distance et de terrain autour des axes routiers, et (en dehors du Léon) les seuls hameaux figurés sont des points de passage difficiles sur les grandes routes. La source ecclésiastique semble absente, les abbayes étant soit mal placées, soit omises.

3. La gravure a été faite au loin par un graveur ne connaissant pas la région.

Le graveur était un bon artisan, presqu'autant que Tavernier, mais responsable de fautes de copies de la carte manuscrite par méconnaissance de la Bretagne. Le relief et le rendu des côtes est soigné, plus précis que la seconde gravure par Tavernier.


4. La correction a été faite par un habitant connaisseur de la Haute-Bretagne septentrionale (D'Argentré ?).

Car les erreurs corrigées prédominent dans cette région et que, inversement, les erreurs subsistent en Basse-Bretagne et région nantaise. Par ailleurs des noms de lieux ont été ajoutés après-coup et en biais dans la région de Rennes.

5. Un tirage définitif opéré hors de la surveillance de la géographie de la Bretagne.

6. Un exemplaire du tirage définitif a été corrigé par un correcteur identique ou proche du correcteur du premier cuivre. , permettant une seconde gravure (par Tavernier pour Bouguereau) améliorée.

7. Une plaque gravée perdue ou détruite (guerre...) après un faible nombre de tirage, imposant aux successeurs une nouvelle gravure, mais qui, faute d'être supervisée, accumulera les erreurs.

  En résumé, Jean-Pierre Pinot conclue à la collaboration de cartographes Bas-Bretons at d'un éditeur de Haute-Bretagne, soit en clair, des ateliers de l'école de cartographie du Conquet et de l'équipe secrétariale de Bertrand d'Argentré.

 

 

SOURCES :

L. Dujardin-Troadec, Les cartographes bretons du Conquet, la navigation en images, 1543-1650, Brest 1966.

  Ieuan E.  JONES, D'Argentré's history of Brittany and its maps. University of Birmingham - Department of Geography, 1987 : 62 p. - 33 fig. : ill. ; 30 cm .

 Jean-Pierre PINOT  Les origines de la carte incluse dans "l'histoire de Bretagne" de Bertrand d'Argentré.  .Journées d'études sur la Bretagne et les Pays Celtiques : 1990-1991 : Kreiz 1 Brest, ED. C.R.B.C., 1991 .p.195-227; 21 cm .

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Published by jean-yves cordier
22 janvier 2013 2 22 /01 /janvier /2013 15:22

Les exemplaires de l'Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré dans les Bibliothèques publiques de Brest  : les éditions successives .

 

 

 

 

             Cet article n'a d'autre but que de mettre en ligne un certain nombre de documents iconographiques qui ne s'y trouvent point : pages de titre, marques typographiques ou ex-libris, chiffres de libraires et autres curiositas. La documentation de bibliophilie a été publiée par des gens sérieux, auxquels je renvois. 

            Pas d'autre but ? Si, bien-sûr : partager mes coups de cœur. L'ex-libris du maréchal Soult...

  Et puis me faire patienter avant de mettre en ligne la carte géographique, la toute première carte de Bretagne, dans mon prochain article : et c'est dans l'excitation de cette attente que j'ai écrit ceci :

 


 

 

  Je veux rappeler d'abord que cette Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré (1519-1590) se situe dans la suite des différentes Chroniques écrites par ses prédécesseurs en proximité avec la cour des ducs de Bretagne:

  • Chronicon briocense, entre 1394 et 1415, en latin, anonyme (on propose Hervé le Grant, conseiller ducal, ou [André-Yves Gourves] Jean de Langouesnou, abbé de Landevennec vers 1380). C'est un mélange où les fables et les mythes se mèlent à la réalité pour la gloire de la Bretagne et de ses souverains, dans des termes très virulents contre les Français.
  • Guillaume de Saint-André, historien du duc Jean IV de Bretagne, relate en vers la reconquête par ce dernier de son territoire contre Charles de Blois.
  • Jean de Saint-Paul (14..-1476), chambellan de François II, première chronique de Bretagne en français.
  • Grandes Croniques de Bretaigne d'Alain Bouchart (1514) écrites ou poursuivies à la demande d'Anne de Bretagne,les Grandes Croniques de Bretaigne d'Alain Bouchart, étude de deux exemplaires de l'édition de 1514.

 Mais surtout, l'ouvrage de Bertrand d'Argentré se place en filiation des livres de Pierre Le Baud, car celui-ci était son grand-oncle, et l'oncle de sa mère (Perrine Lebaud, soeur de Pierre Le Baud, était l'épouse de Jean d'Argentré, grand-père de Bertrand). Pierre Le Baud a été le prédicateur de l'épouse du duc François II puis l'aumônier d'Anne de Bretagne. Il est l'auteur de :

  • La Compillation des cronicques et ystoires des Bretons (1480). Cette œuvre aurait été traduite en latin par Bertrand d'Argentré, ce qui souligne son importance ici.
  • Cronique des roys et princes de Bretaigne armoricane (1505).
  • Le Bréviaire des Bretons,versification de la chronique .

   Ses manuscrits ne furent publiés qu'en 1638 par d'Hozier.

 C'était une filiation très consciente de l'insuffisance des travaux précédemment effectuée et de la nécessité d'une modernisation d'un récit plus légendaire qu'historique (C'est une "Histoire" et non plus des "Chroniques"). L'urgence de doter la Bretagne d'une histoire digne de ce nom et qui relatait précisément les faits, est bien énoncée par Bertrand d'Argentré dans sa lettre aux Messieurs des Estats de Bretaigne.

 

  Cette publication qui renoue en 1588 avec la tradition historique interrompue depuis les Grandes Croniques d'Alain Bouchart de 1514  est bien, pour Jean Kerhervé, "une date importante dans l'histoire de l'historiographie bretonne" au moment même où le royaume poursuit une politique d'intégration du Duché et d'absolutisme.

  Les enjeux de cette Histoire de Bretaigne, ses thèses, la passion qui l'anime, sont étudiés avec brio par Louis Mellenec dans un article disponible en ligne et dont je conseille la lecture.

 

 

 

 

    L'aventure des différentes éditions successives de l'Histoire de d'Argentré,  captivante pour le bibliophile, a été décrite par Ieuan E. Jones (D'Argentré's history of Brittany and its maps. University of Birmingham - Department of Geography, 1987 . : 62 p. - 33 fig. : ill. ; 30 cm ), par les mémoires de maitrise à Brest de Magali Prigent (1995) ou de Virginie Stroobant (1996),  par  Valérie Menez (Etude comparative des éditions de 1583, 1588, 1618 et 1668 de l'Histoire de Bretagne de Bertrand d'Argentré , (CRBC, 2000)) par Myleine Paris ( Bertrand d'Argentré et l'Histoire de Bretagne ou transcription, comparaison et étude des éditions de 1583, 1588, 1618 et 1668  (CRBC, 2000)) puis par Céleste Couture ( Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré. : Nouvelle édition critique. Comparaison des éditions de 1583, 1588, 1618 et 1668. Suivi de :L'Histoire de Bretaigne ou le métier d'historien au XVIe siècle selon Bertrand d'Argentré (CRBC 2002).)

  En effet cette édition, écrite à la demande des États de Bretagne en 1580, aurait dû être publiée en 1583, et les divers cahiers qui la composaient avaient déjà été imprimés par Jean du Puys à Paris lorsque l'ouvrage a été saisi et interdit le 6 juin 1583 chez l'imprimeur, avant que la page de titre n'ait été imprimée.

  Le pouvoir royal, en la personne du procureur général Jacques de la Guesle, reprochait à Bertrand d'Argentré ses affirmations trop autonomistes, incriminant notamment (selon Prosper Levot, Biographie bretonne) sa page 268 sur Philippe Auguste , 331 sur Saint-Louis, 565 et 632 sur Charles V, 948 sur Charles VII, 1149 sur l'union de la France et de la Bretagne.. et "ses faussetés et calomnies" comme l'écrira plus tard l'historiographe du roi Nicolas Vignier*. En effet, d'Argentré soutient que la Bretagne n'a jamais été soumise à la couronne royale et que ses ducs, issus des anciens rois de Bretagne, étaient souverains en leur duché. 

* Vignier, Nicolas (historiographe du Roi) :  Traicté de l'ancien estat de la petite Bretagne et du droict de la Couronne de France sur icelle, contre les faussetez et calomnies de deux histoires de Bretagne, composées par feu le Sr Bertrand d'Argentré, président au siège de Rennes... par feu Me Nicolas Vignier,  Paris : A. Périer, 1619 : In-4 Édité par Nicolas Vignier, fils de l'auteur.

 

 On comprend assez facilement la réaction royale lorsqu'on lit avec quelle virulence la plume acerbe de d'Argentré dénonce le machiavélisme de Louis XI, "homme sans foy, sans alliance, vindicatif et contrefait en toute ses actions", accusé de l'assassinat de son frère Charles de France ou de tentative du meurtre du Duc de Bretagne. Jean Kerhervé a relevé avec précision dans son article « Écriture et réécriture de l’histoire dans l’Histoire de Bretaigne de Bertrand d’Argentré. L’exemple du Livre XII », Chroniqueurs et historiens de la Bretagne du Moyen Âge à nos jours, publié par N.-Y. Tonnerre, Rennes, P.U.R.-I.C.B., 2001, p. 77-109, toutes les déclarations de l'historien breton qui ne pouvaient apparaître que comme inacceptable pour la couronne, et qui seront tempérées dans l'édition suivante.

 


  Car l'édition fut ré-écrit et épurée de ses déclarations litigieuses ; cette nouvelle rédaction n'était de toute façon pas superflue car le premier texte avait été écrit trop rapidement et accumulait les coquilles, les fautes d'expression, les fautes sur le fond, les erreurs de pagination.  Un privilège royal fut obtenu le 15 juillet 1587, alors que Jacques de la Guesle s'opposait tout autant à la seconde version qu'à la première, et que Nicolas Vignier la critiquait aussi; mais en cette fin du règne d'Henri III et de seconde Ligue, la censure est moins puissante, et la seconde édition, celle que j'étudie ici, parut chez Jacques du Puys en 1588, dotée de gravures et de deux planches représentant la carte géographique de Bretagne et un tableau généalogique.

 Les cahiers imprimés en 1583 par du Puys à Paris* avaient été conservés par l'imprimeur et furent assemblés, d'abord dépourvus de pages de titres, de table des matières et datés de 1588  puis dotés d'une page de titre et d'une date factice. Cette première édition contient donc les passages condamnés. On la reconnaît par ses 1174 pages chiffrées au recto et verso, et ses 470 chapitres, et par ses 46 lignes à la page (et non 831 p. et 41 lignes comme la seconde édition). Rien n'indique, bien-sûr, qu'il s'agit de l'édition condamnée.

*On lit souvent faussement qu'elle a été imprimée en 1582 par Julien Duclos à Rennes (Voir infra :Annexes)

I.E. Jones a retrouvé 42 exemplaires de cette première édition:

  • IA sans date ni page de titre
  • IB à I F datée de 1588
  • IG de Michel Sonnius 1604
  • IH à IJ de MDCMV (sic)  chez J. Du Puys, Paris
  • IK  de 1611 chez Claude de la Tour Paris
  • IL de 1611 chez David Douceur Paris

Aucune de ces éditions ne comportent la carte géographique ou le tableau généalogique , bien que ceux-ci soit parfois annoncée dans le titre ( IB, IF ).

 

La Bibliothèque Municipale de Brest ainsi que le CRBC Centre de Recherche Bretonne et Celtique installé à Brest  disposent de différents exemplaires. La Bibliothèque d'Étude de Brest conserve quatre éditions différentes de l'Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré, de 1588 à 1669, et une édition abrégée de 1695. J'ai déjà présenté celui qui contient la carte géographique (RES FB A 88) de la Bibliothèque Municipale, je présente brièvement les autres exemplaires, sans prétendre être exhaustif.

  J'aurais pu me rendre aussi à la bibliothèque bretonne de l'abbaye de Landevennec : sa collection d'éditions de l'Histoire de Bretaigne est, sans-doute, la plus riche qu'il soit. Mais peut-on embrasser tout le chant du possible ?


Première édition.

1. Bibliothèque Municipale de Brest RES. F.B A29.
 Notice : [L'Histoire de Bretagne, par Bertrand d'Argentré.]: (S. l., 1582). In-fol., 1174 p. [183] Le titre, le faux-titre, les feuillets 515, 665, 667 et partie du feuillet 157 manquent. Demi-rel. basane brune
Note personnelle : le livre a été sévèrement massicoté, amputant le titre des Livres en marge de tête, ou les manchettes.
  Cette édition sans titre, à 46 lignes, correspond à la première édition avec le sigle IA de I.E.Jones.

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2. CRBC cote G51 :
 
Note personnelle : Édition de 1174 pages ; la page de titre manuscrite a été ajoutée par une main anonyme soucieuse de compenser l'absence de titre de cette première édition, mais indiquant une date [1582] que l'on donnait alors pour exacte. L'épître Au Roy est celle de la seconde édition, on trouve cette particularité dans les exemplaires classés IH, IJ et II de Jones, mais avec des pages de titre imprimées.


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Deuxième édition : 

3. BM, RES F.B A88-f : L'Histoire de Bretaigne, des roys, ducs, comtes et princes d'icelle, l'establissement du royaume, mutation de ce titre en duché, continué jusques au temps de Madame Anne, dernière duchesse... Avec la carte géographique dudict pays... Mise en escrit par... Bertrand d'Argentré,...: Paris : J. du Puys, 1588  In-fol. Reliure 16è s. chamois blond : voir : Florilège de la Bibliothèque de Brest : 1a : Histoire de Bretaigne de Bertrand d'Argentré, 2e édition,1588.
 
 

Troisième édition

4. CRBC G-00026-00 
Notice catalogue CRBC: L'Histoire de Bretagne, des rois, ducs, comtes et princes d'icelle. Nicolas Buhon, 1618 :1054 p. ; 35 cm . COTE: G-00026-00

Note personnelle :
1°) Présence d'un ex-libris armorié sur le contreplat avec la devise NE FURORI Cela correspond aux armoiries, sous la couronne de marquis, de sable au chevron d'argent de la famille Fournier de Bellevue, originaire du Berry puis de Bretagne. (Potier de Courcy tome I p. 407, qui indique : "alliée en Bretagne aux Ferron, de Lys, Huchet, Mouesan et Gouvello").
 Cela peut correspondre au marquis Xavier de Bellevüe (1854-1929), auteur d'une Généalogie de la Maison Fournier  (Gallica), ou à un propriétaire plus ancien.

2°) Cette troisième édition.
  Elle est particulière à plus d'un titre. Sa première originalité est de comporter la dédicace A MESSIEURS DES ESTATS DE BRETAIGNE  prévue pour la première édition et qu'il avait fallu remplacer par une Lettre au roi Henri III lors de la seconde édition. La seconde, c'est la mention dans le titre de la participation de Charles d'Argentré, le fils de Bertrand , avec une édition "revue et augmentée":
    HISTOIRE DE BRETAIGNE DES ROYS, DUCS, COMTES et Princes d'icelles depuis l'an 383, jusques au temps de madame Anne Reyne de france dernière Duch.se. MISE EN ESCRIPT par noble homme Messire Bertrand d'Argentré sr. de Gosnes, Forges, etc., Conseiller du Roy et Président au siège de Rennes. 
  TROISIEME EDITION  reveue et augmentée par messire Charles d'Argentré, Sieur de la Boissière, Conseiller du Roy et Président en la Cour de parlement de Bretaigne.
 A PARIS, Chez NICOLAS BVON rüe St-Jacques à l'enseigne St-Claude et de L'Homme sauvage.
Cum privilegio Regis. 1618. L. Gaultier incidit.
  Une autre particularité est de contenir, dans de nombreux exemplaires, le portrait de Bertrand d'Argentré accompagné de trois compositions versifiées de N. Richelet, F. Morel et Y. Fyot ( c'est la page qui figure dans l'édition de N. Buon des Commentarii) ainsi que trois planches :
  • Le plan de Rennes, "ville capitale de la Bretaigne", signée par Closche, entre les pages 38 et 39. 
  • La carte géographique de la Bretagne entre les pages 98 et 99. Ce n'est pas la carte présente dans la seconde édition, mais une copie modifiée de celle-ci : celle que  Bougereau a donnée dans son Théatre Françoys.
  • Le tableau de la  Généalogie des ducs et princes de Bretagne de la seconde édition, entre les pages 228 et 229.

  Mais l'exemplaire que j'ai consulté au CRBC ne les contenait pas. Elles sont présentes dans 26 des 43 exemplaires recencés par Jones, qui n'en signale pas à Brest.




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 Nous retrouvons ici le titre-frontispice qu'utilisa Nicolas Buon pour éditer les Commentarii de Bertrand d'Argentré ( Florilège de la Bibliothèque d'Étude de Brest, 1 : le portrait de Bertrand d'Argentré .)

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Quatrième édition (1665-1668) de Vatar et Ferré.
  
 Jean Vatar, libraire-imprimeur à Rennes et Julien Ferré, libraire à Rennes ont publié en 1668 la quatrième édition qui est considérée par Miorcec de Kerdanet (1820 p. 21) comme la meilleure et la plus complète car on y trouve 13 chapitres en 68 pages sur l'origine des Bretons; cependant, ce n'est que la copie des 98 premières pages de l'édition de 1618 (I.E. Jones). On n'y trouve ni la carte ni le tableau généalogique.
  Elle est dite "reveüe et corrigée de nouveau en cette dernière édition" mais le nom de Charles d'Argentré n'apparaît plus dans le titre.
  La page de titre est ornée des armes de la Bretagne entourées d'un collier auquel est suspendu l'hermine et la devise "à ma vie".  
C'est le collier de  L'ORDRE DE L'HERMINE ET DE L'EPI. L'Ordre de l'Hermine a été fondé en 1381 par le duc Jean IV, puis rattaché en 1448 par François II à l'ordre de l'épi.Le Duc en instituant cet Ordre, le composa de vingt-cinq Chevaliers, vêtus de Manteaux de damas blanc, doublés de satin incarnat, le Mantelet de même sur lequel était le grand Collier de l'Ordre, fait d'Épis de blé d'or passés en sautoir liés haut et bas par deux bâtes et cercles d'or, au bout duquel pendait à trois chaînettes d'or, une Hermine blanche courante sur une motte et gazon d'herbe verte diaprée de fleurs et dessous la devise de ce Duc A MA VIE.  On le voit à Nantes porté par François II en son gisant. Ces ordres ont été supprimés en 1532 lors du rattachement du Duché à la France.

5. CRBC G-00076-00.

Notice : L'Histoire de Bretagne, des roys, ducs, comtes et princes d'icelle : l'establissement du Royaume ... : Jean Vatar et Julien Ferre, 1668  : 68 p.+ 727 p. : 35 cm .

Note personnelle : ex-libris armorié sous la couronne des ducs : on remarque aussi la croix de la Légion d'honneur sous la couronne bélière. Ce ne peut être qu'un duc d'Empire, ce qui conduit à les blasonner D'or, à l'écusson de gueules, chargé de trois têtes de léopards du premier posées 2 et 1 ; au chef des ducs de l'Empire brochant et à les attribuer au Maréchal Soult (Jean-de-Dieu Soult, 1769-1851).
Mais la page de titre porte le tampon à l'encre bleue du BARON REILLE, et voici comment : René Reille (1835-1898) cumulait les liens avec les maréchaux d'Empire puiqu'il était à la fois fils du général napoléonien Charles Reille (élevé au titre de maréchal par Louis-Philippe) et petit-fils du maréchal Massena. Lui-même aide de camp du maréchal Randon puis du maréchal Niél, il épousa la fille du duc Napoléon-Hector Soult...fils du maréchal Soult. Il sera député du Tarn.

  Il est possible que le baron Reille ait apposé son tampon sur les livres possedés par son épouse Geneviève Soult par héritage de son grand-père Jean-de-Dieu Soult, le maréchal d'Empire qui y aurait apposé d'abord son ex-libris. Autant que je sache, il est le seul à pouvoir faire état de ces armoiries, qui se sont d'ailleurs transformées sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.

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BM RES. FB. F69. 
 
Notice du catalogue : il semble plutôt répondre à la description de la cote RES FB A77 : Histoire de Bretagne, des roys, ducs, comtes, et princes d'icelle...Mise en écrit par...Bertrand d'Argentré... : A Rennes : chez Jean Vatar et Julien Ferré, 1669 [10], 727, [27] p. ; 2° Incomplet de la p. de T. Titre et adresse d'après un autre exemplaire  
  Note personnelle. Cette édition, comme la suivante, comporte une lettre dédicatoire  à Charles Dailly, duc de Chaulnes et de Pequigny, Pair de France et Vidame d'Amiens. En-effet, le duc de Chaulnes fut Gouverneur de Bretagne de 1670 à 1695. Elle est publiée par Vatar et Ferré, alors que I.E.Jones ne signale, pour les formes de la quatrième édition dédicacées au Duc de Chaulnes, en 1668, que Vatar comme seul éditeur. La lettre de six pages au duc est signée Vostre très humble, très fidèle et très obeissant serviteur G. VATAR. P. Est-ce le libraire Jean Vatar ? Le fils de Jean, François Vatar, qui publiera une réédition en 1668, ne correspond pas à ces initiales. (Les Vatar forment la dynastie la plus importante de libraires à Rennes, originaires d'Auxerre où Pierre Vatar fut imprimeur-libraire de 1584 à 1607, ou d'Angers où Luc Vatar fut maître-peintre avant de se fixer en 1607 à Rennes).
  

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 BM ...
il porte une note à la mine de plomb "Cf F.B F69."
  
 Cet exemplaire est effectivement, comme le précédent, dédié au duc de Chaulnes, sans page de titre. 

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Edition abrégée.
BM RES F.B D175.
  Notice du catalogue : Abrégé de l'Histoire de Bretagne de M. d'Argentré (par Lesconvel) ; Paris Chez la veuve de Charles Coignard rue de la Bouclerie au bout du Pont Saint-Michel, à la première chambre de son imprimerie, et Claude Cellier, Quay des Augustins attenant le petit hôtel de Luynes MDC LXXXXV, avec Privilège du Roy.  In-12 , Notes manuscrites s/la dernière page. Rel.veau brun
 Note personnelle : le verso de la page de titre porte plusieurs signatures ou 5 tentatives de signature correspondant à "Sourizeau". La dernière page porte six lignes manuscrites d'une méchante écriture dont je ne déchiffre que quelques mots.

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  ANNEXE I.

MINUTES DU NOTAIRE JACQUES CHAPELLAIN LXXIII 91 du 14 mars 1585

(Archives Nationales). Cité par I.E. Jones, op.cité.

  "Furent présent en leurs personnes Guillaume d'Argentré, escuier, sieur de la Guymmeraie, fils de messire Berthrand d'Argentré, sieur de Gosnes et de Forges, conseiller du Roy et président  Présidial de Rennes en Bretaigne, estant depresent en ceste ville de Paris logé en la maison des trois pucelles rue Sainct-Jacques, parroisse Sainct-Séverin, ou non et comme soy faisant et portant fort dudict sieur président son père, auquel il promect faire rattifier et avoir pour agréable le contenu en ces presentes dans ung mois prochain, d'une part ; et honnorable homme Jacques Dupuis marchant libraire juré en l'Université, bourgeois de Paris demourant rue Sainct-Jehan-de-Latran, parroise Sainct-Benoît, d'autre part, lesquelles partyes esdictsnoms  pour raison de remboursement des fraiz et despens de l'istoire de Bretaigne et aultres livres que ledict Dupuis auroict fourniz tant audict sieur président que à ses enfants, de leur bonnes volontez en ont transigés et accordés en la forme et manière qui s'ensuit. C'est asscavoir que ledict Guillaume d'Argentré pour et au nom dudict sieurpresident son père a convenu et accordé avec ledict Dupuis et lui a promis et promect paier du jour de Paques prochain en ung an la somme de sept cens trente trois escuz soleil et un tiers en ceste ville de Paris, en la maison dudict Dupuis rue Sainct-Jehan-de-Latran, ou pend pur enseigne la samaritaine, et ce pour le remboursement de tous les fraiz et despens que ledict Dupuis a advancé à cause de ladicte histoire de bretaigne, à la charge et condition touttefois que sy pendant ledict temps la permission de vendre et publier ladicte est obtenue, des aprésent comme pour lors ce présent accord est et sera de nul effect tant d'une part que de l'autre. Et est accordé que les livres que ledict sieur président et ses enfans ont receuz dudict Dupuis des le temps précédent ladicte impression jusques apresent seront comprins en la dicte somme de sept cens trente trois escuz et un tiers, desquelz livres, moiennant le présent accord, ledict Dupuis a quicté et quite le sieur président et ses enfants soict que la publicquation soit permise ou refuzée dudict histoire; aussy est comprinse au dict présent compte quelques restes de fraiz qui pourraient estre deubz audict Dupuis pour l'impression d'un autre livre intitulé "de donationibus". Et sera tenu ledict Dupuis de garder ladicte histoire de Bretaigne jusques audict temps de Paques prochain en ung an sans s'en dessaisir si ce n'est par commandement et auctoritez de justice. Et ou il adviendroict que aprés le paiement faict audict Dupuis de ladicte somme la permission fuste obtenue de vendre et publier ladicte histoire soyt selon la réformation et censures ja faictes ou affaire, ou en la forme qu'il est apresent sans aulcune reformation, ledict Dupuis sera tenu rembourser audict sieur président ou aux siens ladicte somme de sept cent trente trois escuz et un tiers, s'il la receut en ung an après à compter du premier jour que ledict livre aura esté mis en vente. Aussy, moiennant le présent accord, ledict sieur président a promis et promet audict Dupuis ou aux siens de ne bailler a aulcun quel qu'il soit pour mettre en lumière ledict livre de l'histoire de Bretaigne, soyt qu'elle fust corigée entière ou augmentée, encore que, après ledict terme de paques en ung an,la publication fust permise; et ce pendant le temps de six années ensuivantes, après lequel temps de six ans sera libre audict sieur président de disposer de sondict livre ainsy que bon lui semblera. Comme en pareil cas ledict Dupuis ne sera tenu rendre ni restituer ladicte somme de sept cens trente trois escuz et ung tiers. Et par le moien du présent accord, ledict Dpuis a quicté et deschargé, quicte et descharge par ces présentes ledict sieur président de tous interetz qu'il pourroit prétendre tant pour raison de ladicte histoire que generallement de toutes les autres demandes, poursuittes et actions quelz conques pour quelques causes, nature et conditions qu'il puisse estre sans aulcune reservation d'une part ne d'autre ; comme aussi ledict sieur de la Guymmeraye oudict nom a quicté et quicte ledict Dupuis et s'est départy pour et au nom dudict sieur président son père de toutes les poursuittes qu'il pourroict prétendre et demander vers ledict Dupuis ; aussi en quelque sorte et pour quelque cause que ce soict ; le tout à la charge et conditions que, ou le dict sieur président ne vouldroict approuver le présent contract selon sa forme et teneur, que lesdictes parties demeureront au mesme estat qu'elles estoient auparavant icelluy, sans qu'il puisse nuire  ne préjudicyer à leurs droictz et actions au cas susdict. Car ainsi, prometant, obligeant chacun en droict soy edictsnoms renonçant, faict et passé avant midy en l'estude des notaires soubsignez, l'an mil cinq cent quatre vingt cinq, le jeudy XIIII jour de mars. Guillaume d'Argentré, J. Dupuis, J. Chapellain."

  Ce document montre :

a) que l'impression de la première édition a été réalisée par Jacques Dupuis à Paris (et non, jusqu'à preuve du contraire, par Julien Du Clos à Rennes).

b) qu'en 1585, les deux parties ignoraient encore si l'interdiction de publication allait être levée, si le texte allait devoir être repris entièrement ou simplement amendé.

c) que, malgré la saisie des exemplaires en cours d'impression prononcée par le procureur, Bertrand d'Argentré et sa famille avait reçu "des livres" (en nombre suffisant pour representer un préjudice en cas d'impayé). L'hypothèse est que ces "livres", que l'on conçoit, pour ce que l'on sait, comme l'assemblage des cahiers sans page de titre ni table des matières ont pu être dotés d'une "fausse" page de titre, par exemple au nom de Julien Du Clos de Rennes, et d'une "fausse" date d'édition pour permettre une diffusion clandestine du texte premier de Bertrand d'Argentré dans son impression par Jacques Dupuis en 1583.

 

ANNEXE II. 

  I.E. Jones donne aussi dans sa publication la copie des minutes des cessions des États de Bretagne de 1609, 1613, 1616 et 1617, conservées aux Archives Départementales des Côtes d'Armor. Je n'ai pas le courage de les recopier à mon tour mais j'en donnerai la teneur.

 25 Septembre 1609 : Charles d'Argentré rappelle aux Etats qu'une somme de 2000 écus avait été promise à son défunt père pour la publication de son Histoire de Bretaigne ; que cette Histoire a été publiée en 1588 (sans mention d'une édition antérieure) et doit l'être à nouveau. Les États décident d'attendre cette deuxième édition.

14 novembre 1613 : Charles d'Argentré rappelle aux États l'engagement pris en 1580 de verser 2000 écus à Bertrand d'Argentré pour son Histoire ..."laquelle, suivant leur commandement, il l'auroict avec grand soing et diligence en trois ans faicte et composée et en l'an 1583 envoyé à Paris ledict sieur président d'Argentré, son fils, pour la faire imprimer comme il feist et advança l'impression jusques à la moittié de l'œuvre, avec privilège pour le publier obtenu au rapport de feu M. Chaud... maître des requestes. Toutefois sur le mauvais advis donné par quelques malveillans voulans, ..." etc... la décision est prise de verser immédiatement 3000 livres tournois, et 3000 autres livres à la publication de la prochaine édition augmentée (celle que nous nommons la troisième).

3 novembre 1616 : confirmation de la décision précédente.

2 novembre 1617 : le sieur Boutin présente le livre nouvellement publié* et demande le versement d'un solde de 1500 livres, mais les États demande que l'ouvrage soit examiné par six auditeurs (deux de chaque état) afin de "reconnaître la correction et augmentation qui y a esté faicte, remarquer s'il y a de chose qui soit préjudiciable aux privilèges du pays et en faire rapport à l'Assemblée."

* sans-doute la maquette de la troisième édition de 1618 par Nicolas Buon.

Ces documents montrent :

a) que la rédaction du livre d'Argentré ne s'est achevée qu'en 1583 ; que son impression incomplète à Paris  cette année là est passée sous silence, l'édition de 1588 étant présentée comme la première.

b) que Bertrand d'Argentré se fait régulièrement représenté par ses fils, tant à Paris qu'à Rennes, et que ce sont ces derniers, essentiellement Charles, qui prennent précocément en charge la destinée de l'Histoire de Bretaigne.

 

ANNEXE III.

Un autre argument pour penser que cette première édition fut réalisée à Paris par Dupuis en 1583  et non à Rennes par Du Clos en 1582 est le texte du Registre du Conseil du 6 juin 1583 conservé par les Archives Nationales  ref. XIª 1680, folio 323 (également cité par I. E. Jones, op.cité p. 10):

  "Ce jour oy le procureur general du Roy en ses conclusions a ordonné que l'ung des huyssiers de la court se transportera chez Jacques Dupuis impremeur auquel sera faict commandement de luy bailler ung livre qu'il a de nouveau imprimé concernans les droictz de Bretagne et luy fere arrest en ses mains de tous lesdicts livres avec deffences d'en vendre à peine de punition corporelle".

 

  En conclusion, ces documents tendent à remettre en cause la datation de 1582 pour la première impression, condamnée, de l'Histoire de Bretaigne au profit de 1583. D'autre-part, l'existence d'une édition à Rennes en 1582 par Julien du Clos est également remise en cause.

 

 


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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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