L'acrobate(kersantite) de la porte du Doyenné (XVe siècle) du Folgoët.
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Voir :
Sur le Folgoët, voir encore:
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La Collégiale du Folgoët I. L'Autel des Anges (Kersanton, vers 1455)
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La Collégiale du Folgoët II. Les anges des façades (kersanton, vers 1423-1433).
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La Collégiale du Folgoët III . Le Porche des Apôtres (1423-1433).
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Sur les acrobates sculptés en pierre ou en bois :
— en pierre :
- Avec du citron ! Les poissons du porche sud de l'église Saint-Nonna de Penmarc'h.
- Les crossettes de l'église Saint-Nonna de Penmarc'h.
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Les crossettes et gargouilles de l'église de Confort-Meilars.
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L'église de Goulven, son ossuaire, sa maison du XVIe. I. Les crossettes.
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Les sculptures extérieures de l'église de Guengat. Gargouilles, crossettes, inscriptions et cloches.
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L'église Saint-Salomon de La Martyre. IV. L'ossuaire, les inscriptions et les crossettes.
—En bois sur les charpentes ou les miséricordes:
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etc...
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PRÉSENTATION.
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J'avais été surpris, lors de ma visite de l'église du Juch, de découvrir un acrobate sculpté en pierre à droite de la porte d'entrée, sous le porche. Dans une contorsion, il plaçait ses pieds derrière ses oreilles et montrait à tous son anus : un spectacle réellement inconvenant à un emplacement si sacré.
Les acrobates contorsionnistes en enroulement antérieur, comme celui-ci, ou en renversement postérieur, et très souvent exhibitionnistes de leur sexe ou de leur fondement, j'en avais observé des quantités, sculptés dans le bois, dans mes nombreuses visites des églises et des chapelles bretonnes, mais c'était le plus souvent grâce à de bonnes jumelles ou un téléobjectif, lors de l'examen des sablières et abouts de poinçon des charpentes, ou en inspectant de près les miséricordes et appui-mains des stalles : ces localisations éloignées ou confidentielles semblaient convenir à leurs écarts de conduite.
De même, l'accès à leurs confrères sculptés dans la pierre à l'extérieur des édifices, sous forme de crossettes à la jonction des murs et des toits, restait réservé à ceux qui les recherchaient avec attention.
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La présence d'un acrobate au seuil d'un sanctuaire m'avait donc surpris. Mais à nouveau, sur le porche sud de l'église de Penmarc'h, sur le trumeau séparant les deux arches extérieures, un acrobate, cette fois-ci en renversement postérieur et exhibant son sexe, accueillait les fidèles qui ne pouvaient guère en ignorer la présence.
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Mais il faut croire que, comme pour la "Lettre volée" d'Edgar Poe, la position ostensible d'un objet le dissimule parfois étrangement à nos yeux. Ainsi, j'avais visité en 2017 le Doyenné du Folgoët, j'avais observé aux jumelles dans les hauteurs l'acrobate qui, comme crossette d'une des lucarnes, ébauchait sa figure de renversement, tout en restant entièrement habillé et convenable, mais j'avais été incapable de remarquer la figure sculptée, comme culot d'arcature gothique, à droite de la porte d'entrée, et sa posture osée : à hauteur de mon regard.
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La porte gothique de ce Doyenné du XVe siècle est de plein cintre. Sa courbe est rehaussée par l'arc en accolade en pierre de kersanton, à crochets et à fleuron de feuilles d'acanthe. Cette arc s'appuie sur deux culots. L'acrobate est placé sous le culot de droite.
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Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
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Il est coiffé d'un bonnet. Il tend ses bras en arrière, se saisit de ses chevilles et tire ses pieds (chaussés) vers ses oreilles. Sans le savoir sans doute, il réalise la posture de l'arc dite Dhanurasana.
Cette posture crée un renversement de nos repères, et même des repères du sculpteur qui semble avoir inversé la représentation des pieds. Ce sont les talons, et non comme il le montre, la pointe des chaussures, qui devraient se rapprocher de la tête.
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L'acrobate est vêtu d'une tunique courte serrée par une ceinture. Elle s'ouvre, sur la poitrine, par un col à revers.
Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
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Mais ce drôle n'est pas tout à fait correct. Son sexe en érection apparait, sous sa tunique, entre ses cuisses.
Mais personne ne vous demande d'aller regarder les sculptures par en dessous. Tandis que j'y suis contraint, pour les besoins de mes recherches !
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Culot de la porte du Doyenné (kersanton, XVe siècle) du Folgoët. Photographie lavieb-aile août 2022.
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Dernière précision.
Il faut toujours étudier une figure dans son contexte et dans l'ensemble du décor. Ici, l'acrobate fait paire avec le culot de gauche, qui représente un ange.
D'autre part, les crossettes des lucarnes représentent de gauche à droite un acrobate tenant son pied, puis trois dragons ailés.
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CONCLUSION.
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Dans cette succession d'articles où les acrobates apparaissent, je ne cesse de m'interroger sur le sens et les raisons de leur présence dans les églises et chapelles.
J'utilise, comme d'autres, le terme acrobate pour désigner des contorsionnistes, plus que des "artistes faisant des exercices au sol ou en hauteur", des trapézistes, des artistes marchant sur une corde, ou effectuant des sauts de saltimbanque.
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Voici quelques unes de mes réponses... provisoires.
1. Ils sont là car ils proviennent du vocabulaire thématique de l'art roman, où ils apparaissent sur les modillons, culots et chapiteaux.
L'article Wikipédia sur les modillons est remarquable. Il incite à décliner ce thème en acrobates en renversement postérieur [penchés en arrière de façon à dessiner un arc de cercle avec leur corps en plaçant les pieds près des oreilles], acrobate n'attirant qu'un seul pied vers leur nuque, acrobate en enroulement antérieur [penchés en avant en plaçant les pieds près des oreilles, la tête se retrouvant entre les cuisses], acrobates musiciens, acrobates habillés et acrobates nus, ou demi-nus, et alors fréquemment exhibitionnistes anal, exhibitionnistes génital, parfois ithyphalliques. Nous pourrions créer trois catégories : les acrobates de spectacle, les acrobates vicieux ou licencieux et notamment buveurs, et les acrobates obscènes.
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Cette réponse fait rebondir la question initiale : quel est le sens de ces personnages dans l'art roman?
Ils sont interprétés soit comme des saltimbanques en marge de la société, et en marge de l'église, donc comme des pécheurs, soit au contraire, par leur pieds dirigés vers le haut, comme des figures de la conversion spirituelle.
Ce sont avec les bateleurs et les jongleurs, des figures des artistes de spectacles condamnés par l'église.
Ce sont aussi des figures de la transformation, du déguisement, de l'illusion. Avec la triple interprétation morale : image de la transformation intérieure, ou image de l'accès à une surnature, ou image de la transgression illicite des règles, des limites.
Certains n'y voit que des images de la vie quotidienne laïque .
https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconographie_des_modillons_romans
http://chapiteaux.free.fr/TXT_acrobates.html
https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1986_num_29_116_2341
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2. Ils occupent des espaces de transition entre espace laïque et espace sacré.
C'est vrai lorsqu'on les trouve à l'entrée des porches, sur le seuil. C'est vrai aussi lorsqu'ils balisent, sur le plan vertical, le passage entre les murs et la charpente (sablières, et crossettes). Ce n'est plus approprié aux miséricordes et appui-mains des stalles.
Or ces espaces de transitions sont, comme toute frontière, tout passage, des lieux de danger.
Les acrobates obscènes pourraient avoir une valeur de protection atropopaïque, comme les bornes hermaïques ithyphalliques des carrefours.
(Voir le rôle atropopaïque des figures géantes de saint Christophe sur les seuils des sanctuaires en Espagne).
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3. Ils sont l'équivalents des drôleries et grimaces des marges des manuscrits religieux, livres d'heures notamment.
"Le décor qui fait son irruption à partir du XIIIe siècle dans les marges des manuscrits fascine, interroge, déroute. Des animaux, des êtres hybrides, mais aussi des femmes et des hommes viennent entourer le texte et remplir les espaces vierges de la page. On les appelle des drôleries, représentations parodiques, transgressives, insolites, profanes ou profanatrices, satiriques, voire même irrévérencieuses. De 1200 à 1350, un nouveau décor marginal, d’abord codifié dans les ateliers parisiens, puis dans le Nord de la France, en Angleterre, enfin en Italie, en Espagne et en Allemagne, revendique sa progressive autonomie dans des ouvrages essentiellement religieux, psautiers ou livres d’heures par exemple. " Andrea Martignoni, « Jean Wirth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes . https://journals.openedition.org/crm/11605
Ce rapprochement est pertinent pour les acrobates occupant les espaces marginaux des églises (sablières et crossettes) mais moins pour ceux des portes et des porches.
Il permet d'admettre qu'il n'y a pas plus de liens entre ce décor, et le caractère sacré de l'édifice, qu'entre les drôleries des enluminures et les prières ou textes sacrés qu'ils accompagnent.
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4. Ils répondent à un besoin de distraction de la part des fidèles... et du clergé.
C'est un peu étonnant pour nous. Mais ce sont les chanoines de la cathédrale de Tréguier qui exigent, en 1508, lors du contrat passé à la commande de leurs stalles, certes des "ymaiges" (religieuses) mais aussi des "grimasses et feillages". Ces grimaces, ce seront, selon leurs vœux, des fous et des acrobates exhibitionnistes ou non, des danseuses, des oiseaux, des ours, des poissons, des hommes sauvages et des séries d'onanistes.
Et ils ne sont pas les seuls puisque ces "grimasses" se retrouvent sur les miséricordes et appui-mains des autres stalles bretonnes ou françaises.
Lorsqu'on voit la grande unité de l' iconographie des crossettes (lions, dragons, chiens, acrobates, sirènes et anges) des édifices bretons, on constate que les sculpteurs ne répondent pas à leur imagination ou à une demande locale, mais à une attente des paroissiens partagée de village en village.
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Ils exercent sur nous un effet de surprise et de questionnement.
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Ma question initiale est née de mon étonnement. Mais cet étonnement n'est-il pas, en même temps, la réponse ?
Ces acrobates, ainsi que les autres figures humaines transgressives, et les figures semi-humaines (sirènes, femmes-serpents, masques anthropomorphes) ou d'animaux fantastiques (dragons, grylles, centaures, faunes) suscitent notre curiosité, notre amusement, notre indignation pour certains et notre attrait pour d'autres : ils ne nous laissent pas indifférents, ils créent la surprise.
Cette surprise a-t-elle une valeur esthétique ? Certainement. A-t-elle une valeur de stimulation psychique ? Sans-doute. Crée-t-elle les conditions d'une transformation psychique facilitant une rupture avec le train-train mental de la vie quotidienne professionnelle et domestique pour faciliter l'accès à un dépassement spirituel ? Peut-être.
Cet effet de surprise et d'intérêt était-il opérant pour les contemporains de ces œuvres ?
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Ma dernière réflexion, même si je ne peux en faire une certitude, aura eu le mérite de m'interroger, de manière générale, sur le champ de la valeur éthique de la surprise : disponibilité à l'accueillir de façon fructueuse ( sérendipité), effet facilitateur de l'admiration et de l'émerveillement, ouverture à la tolérance et aptitude à être transformé par l'inattendu. Certains écrivent que par la surprise, nous accédons à la magie du monde, et des autres.
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Pour montrer la puissance de cet affect, et la richesse de ce thème tout en quittant mon sujet, je note que la surprise contemplative peut générer l'inquiétante étrangeté d'un dépaysement troublant, dont témoignent le "trouble de mémoire sur l'Acropole" de Freud lors de sa visite d'Athènes et le malaise de Stendhal lors de la contemplation des Sybilles de la basilique de Santa Croce à Florence : dépossession du soi entre perte de mémoire, et exaltation.
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